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DICTIONNAIRE

DE LA

LANGUE FRANÇAISE

CONTENANT

1- POUR LA NOMENCLATURE:

Tout les mois qui sa trouvent «Un» le Dictionnaire de l'Acadéosj* française et tous Us termes usuels des sciences, des tris, des métier* et de la yi* pratique,

3' POUR LA GRAMMAIRE:

La prononciation de chaque mot figurée et, quand il y a lieu, discutée; imen des locutions, des Idiotisme*, des exceptions et, en certains cas, de l'orthographe actuelle. avec des remarque! critiques sur les difficultés et les irrégularités de la langue ;

3 POUR LA SIGNIFICATION DU MOTS:

Les définitions ; les diverses acceptions rangées dans leur ordre logique,

avec de nombreux exemples tirés des auteurs classiques et autres ;

les synonymes principalement considérés dans leurs relations avec les définitions ;

i POUR LA PARTIE HISTORIQUE:

Une collection de phrases appartenant aux ancien* écrivains

depuis ie« premier* temps do la langue française jusqu'au seizième siècle,

et disposées dans l'ordre chronologique a, la suite des mots auxquels elles se rapportent,

5* POUR L'ETYMOLOOIE:

Lt détermination ou du moins la discussion de l'origine de chaque mot établie par la comparaison des mêmes forme dans le français, dans les patois et dans l'espagnol, l'italien et le provençal ou langue d'oc-

PAR É7 "L ITT

Dl I il il. 1 Mil FRANÇAISE

TOME PREMIER A G

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LIBRAIRIE HACHETTE ET C"

PARIS, BOULEVARD 8AUVT-GERM AIX, 79

LONDRES, 18, KING WILLIAM STREET, STRAND (W. C.)

,883

Tous droits réserves

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p u i: F A C F,.

Il \ a cent soixante-dix ans que L'auteur anonyme de la préface du Dictionna de Furetière Furetière était mort avant la publication de bob livre disait :

« Le public est assez convaincu qu'il n \ a |><»int de livres qui rendent de plus rands services ni plus promptemenl ni à plus de gens que les dictionnaires; et,

si jamais <>n ;i |>u s'apercevoir «le cette favorable exposition du public par les « fréquentes réimpressions ou par la multiplicité de cette sorte d'ouvra

surtout en ces dernières années; car à peine pourroit-on compter tous les diction- « naires ou réimprimés «mi composés depuis quinze ou vingt ans. Rien donc ne o pourroit être plus superflu que d'entreprendre ici la preuve si souvent donnée par a d'autres de L'utilité de cette sorte de compilations. »

Rien n'a changé depuis lors; les dictionnaires ont continué à se fàise et refaire, et le public a continué de les accueillir et d'en user. Ajouter à are de

compositions une composition de plus pour quelque amélioration que l'on imagine et que Ton exécute, est donc chose ordinaire. Pourtant, comme un dictionnaire de la langue française, même Lorsqu'il porte le moins le caractère d'une élaboration originale et le plus celui d'une compilation, est toujours une œuvre et bien Ion.

et bien lourde, je ne me serais pas décidé à me détourner de mes études habit uelles et à consacrer vingt années à une pareille entreprise, si je n'v avais été entraîné par le plan <pie je conçus. C'est donc ce plan qu'il importe d'exposer- aux lecteurs; car il renferme toute la cause, si je puis ainsi parler, de ce dictionnaire. Lu plan, quand il apparaît a l'esprit, le séduit et le captive, il est tout lumière, ordre et nouveauté; puis, Lorsque vient L'heure d'exécution et «le travail, Lorsqu'il tant ranger dans Le cadre et dans les lignes régulières qu'il présente, la masse brute et informe des matériaux amassés, alors commence L'épreuve décisive. Rien de plus laborieux que

le passage d'une conception abstraite à une ouvre effective. Mais, quoi qu il advienne de celle-ci, un plan qui a changé le point de \ue habituel et haussé le

niveau a pu seul m'engager dans ce travail qui a son originalité principale.

CICT. DE LA LANGUE KRAKÇA1S*.

U «

« PRÉFACE.

Avant tout, et pour ramener à une idée mère ce qui va être expliqué dans la Préface , je dirai, définissant ce dictionnaire, qu'il embrasse et combine l'usage présent de la langue et son usage passé, afin de donner à l'usage présent toute la plénitude et la sûreté qu'il comporte.

La conception m'en fut suggérée par mes études sur la vieille langue française ou langue d'oïl. Je fus si frappé des liens qui unissent le français moderne au français ancien, j'aperçus tant de cas les sens et les locutions du jour ne s'expliquent que par les sens et les locutions d'autrefois, tant d'exemples la forme des mots n'est pas intelligible sans les formes qui ont précédé, qu'il me sembla que la doctrine et même l'usage de la langue restent mal assis s'ils ne reposent sur leur base antique.

Le passé de la langue conduit immédiatement l'esprit vers son avenir. Il n'est pas douteux que des changements surviennent et surviendront progressivement, analogues à ceux qui, depuis l'origine, ont modifié la langue d'un siècle à l'autre. Le style du dix- septième siècle , celui qui a été consacré par nos classiques , n'a pas pour cela été à l'abri des mutations, et la main du temps s'y est déjà tellement fait sentir, qu'à bien des égards il nous semble appartenir à une langue étrangère , mais avec cette par- ticularité qui n'est pas sans charme, une langue étrangère dont nous comprenons les finesses, les élégances, les beautés. Le style du dix-huitième siècle, plus voisin de nous par le temps et par la forme , a innové sur l'âge précédent ; le dix-neuvième siècle innove à son tour, et il n'est personne qui ne soit frappé, quand il se place au sein du dix-septième , de l'invasion du néologisme soit dans les mots , soit dans les significations, soit dans les tournures.

On conçoit pourquoi le néologisme nait à fur et à mesure de la durée d'une langue. Sans parler des altérations et des corruptions qui proviennent de la négligence des hommes et de la méconnaissance des vraies formes ou des vraies significations , il est impossible, on doit en convenir, qu'une langue parvenue à un point quel- conque y demeure et s'y fixe. En effet l'état social change; des institutions s'en vont, d'autres viennent; les sciences font des découvertes; les peuples , se mêlant, mêlent leurs idiomes : de l'inévitable création d'une foule de termes. D'autre part, tan- dis que le fond même se modifie, arrivant à la désuétude de certains mots par la désuétude de certaines choses , et gagnant de nouveaux mots pour satisfaire à des choses nouvelles, le sens esthétique, qui ne fait défaut à aucune génération d'âge en âge, sollicite, de son côté, l'esprit à des combinaisons qui n'aient pas encore été es- sayées. Les belles expressions, les tournures élégantes, les locutions marquées à fleur de coin, tout cela qui fut trouvé par nos devanciers s'use promptement, ou du moins ne peut pas être répété sans s'user rapidement et fatiguer celui qui redit et celui qui entend. L'aurore aux doigts de rose fut une image gracieuse que le riant esprit de la poésie primitive rencontra et que la Grèce accueillit; mais, hors de ces chants antiques, ce n'est plus qu'une banalité. Il faut donc, par une juste nécessité^

PRÉFACE. m

que les poètes et les prosateurs innovent. Ceux qui, pour me servir du langage anti- que , sont aimés des cieux, jettent, dans le monde de la pensée et de l'art, des combinaisons qui ont leur fleur à leur tour, et qui demeurent comme les dignes échantillons d'une époque et de sa manière de sentir et de dire.

Le contre-poids de cette tendance est dans l'archaïsme. L'un est aussi nécessaire à une langue que l'autre. D'abord on remarquera que, dans la réalité, l'archaïsme a une domination aussi étendue que profonde, dont rien ne peut dégager une langue. On a beau se renfermer aussi étroitement qu'on voudra dans le présent, il n'en est pas moins certain que la masse des mots et des formes provient du passé, est perpétuée par la tradition et fait partie du domaine de l'histoire. Ce que chaque siècle produit en fait de néologisme est peu de chose à côté de ce trésor héréditaire. Le fonds du langage que nous parlons présentement appartient aux âges les plus reculés de notre existence nationale. Quand une langue, et c'est le cas de la langue française , a été écrite depuis au moins sept cents ans , son passé ne peut pas ne pas peser d'un grand poids sur son présent , qui en comparaison est si court. Cette influence réelle et considérable ne doit pas rester purement instinctive, et, par conséquent, capricieuse et fortuite. En examinant de près les changements qui se sont opérés depuis le dix-septième siècle et, pour ainsi dire, sous nos yeux, on remarque qu'il s'en faut qu'ils aient été toujours judicieux et heureux. On a con- damné des formes, rejeté des mots, élagué au hasard sans aucun souci de l'ar- chaïsme, dont la connaissance et le respect auraient pourtant épargné des erreurs et prévenu des dommages. L'archaïsme, sainement interprété, est une sanction et une garantie.

L'usage contemporain est le premier et principal objet d'un dictionnaire. C'est en effet pour apprendre comment aujourd'hui l'on parle et l'on écrit, qu'un dic- tionnaire est consulté par chacun. Il importe de constater cet usage aussi com- plètement qu'il est possible; mais cette constatation est œuvre délicate et difficile. Pour peu qu'à ce point de vue on considère les formes et les habitudes pré- sentes , on aperçoit promptement bien des locutions qui se disent et ne s'écrivent pas; bien des locutions qui s'écrivent, mais qui sont ou dépourvues d'autorité ou fautives. C'est le fond le néologisme commence; c'est qu'apparaît le mou- vement intestin qui travaille une langue et fait que la fixité n'en est jamais défi- nitive. Mais, au milieu de ce mouvement instinctif et spontané hors des limites anciennes , il est à propos que la critique essaye un triage , distinguant ce qui est bon, et prévoyant ce qui doit surnager et durer.

Ainsi toute langue vivante, et surtout toute langue appartenant à un grand peuple et à un grand développement de civilisation , présente trois termes : un usage contemporain qui est le propre de chaque période successive; un archaïsme qui a été lui-même autrefois usage contemporain , et qui contient l'explication et

PREFACE.

la clef des choses subséquentes; et, finalement, un néologisme qui, mal conduit, altère, bien conduit, développe la langue, et qui, lui aussi, sera un jour de l'ar- chaïsme et que l'on consultera comme histoire et phase du langage.

Chez nous, l'usage contemporain, pris dans un sens étendu, enferme le temps qui s'est écoulé depuis l'origine de la période classique jusqu'à nos jours; c'est-à-dire que, commençant à Malherbe, il compte aujourd'hui plus de deux cents ans de durée. Cet intervalle est rempli par une foule d'écrivains de tout genre, dont les uns font autorité et dont les autres , sans jouir de la même renommée et du même crédit, méritent pourtant d'être consultés. Cela forme un vaste ensemble dans lequel les plus anciens touchent à l'archaïsme et les plus récents au néologisme. Dans le plan que je me suis fait d'un dictionnaire, les uns et les autres ne peuvent man- quer d'entrer en ligne de compte et d'occuper une place très-importante. Leur présence, à l'aide d'exemples empruntés à leurs ouvrages, constate les emplois, auto- rise les locutions , agrandit les significations , et est l'appui le plus sûr de celui qui prétend associer la lexicographie à la critique.

Ainsi, selon la manière de voir qui m'a guidé, un dictionnaire doit être, ou, si l'on veut, ce dictionnaire est un enregistrement très-étendu des usages de la langue, enregistrement qui, avec le présent, embrasse le passé, partout le passé jette quelque lumière sur le présent quant aux mots, à leurs significations, à leur emploi. Je me suis arrêté à ces limites et n'ai point inscrit les mots de la vieille langue tombés en désuétude; c'est l'objet d'un autre travail, tout différent du mien, et qu'il importe de recommander vivement à l'érudition. Mais, même en de telles limites, l'enregistrement n'est pas complet, car il faudrait avoir tout lu la plume à la main, et je n'ai pas tout lu ; il faudrait n'être pas le premier dans ce travail , et je suis le premier qui en ait réuni et rapproché les matériaux, et surtout qui ait tenté de les faire servir d'une façon systématique et générale à l'étude de la langue.

Deux ouvrages seulement sont entrés simultanément avec le mien dans la voie je suis entré : le Dictionnaire de M. Dochez et celui auquel travaille l'Académie française. M. Dochez, qui, privé par une mort prématurée de la satisfaction souvent refusée à un long labeur, n'a pas vu la publication de son livre, a, comme moi, recueilli un choix d'exemples classiques et d'exemples antérieurs à l'âge classique; mais c'est le seul point nous concourions. L'usage que nous faisons de ces deux catégories d'exemples est tout à fait différent : il met les exemples classiques à la suite les uns des autres , moi je les distribue suivant les significations ; quant aux exemples antérieurs, il n'en use ni pour l'étymologie, ni pour la grammaire, ni pour la classification des sens. Semblablement, je dirai, en parlant du dictionnaire historique préparé par l'Académie française, que le plan qu'elle suit et le mien ne se ressem- blent aucunement. D'ailleurs l'illustre compagnie n'a encore publié qu'un fascicule comprenant seulement les premiers mots de la lettre A. Ces tentatives montrent qu'un

PRÉFACE. v

dictionnaire qui fonde l'usage présent sur l'histoire de la langue intéresse de plus en plus le public , mais qu'un travail ainsi conçu restait à faire.

Un travail ainsi conçu se fait en ce moment même en Allemagne. Deux célèbres érudits, les frères Grimm, associant en cela comme presque toujours leurs travaux, ont entrepris de donner à leur pays un dictionnaire historique de sa langue. Cette grande publication, commencée depuis quelques années, se poursuit avec succès, nonobstant le malheur qui vient de la frapper et de lui enlever un des deux frères. Elle est une preuve de plus de ce désir d'histoire qui occupe les esprits.

Mon dictionnaire à moi a pour éléments fondamentaux un choix d'exemples em- pruntés à l'âge classique et aux temps qui l'ont précédé, l'étymologie des mots et la classification rigoureuse des significations d'après le passage de l'acception primitive aux acceptions détournées et figurées. Si l'on considère l'ensemble et la connexion de ces éléments, on reconnaît qu'ils donnent précisément l'idée d'un dictionnaire qui, usant de la part d'histoire inhérente à toute langue, montre quels sont les fonde- ments et les conditions de l'usage présent, et par permet de le juger, de le rectifier, de l'assurer.

Certaines personnes seront peut-être disposées à penser qu'un dictionnaire . intervient l'histoire est principalement une œuvre destinée à l'érudition. Il n'en est rien. L'érudition est ici, non l'objet, mais l'instrument; et ce qu'elle apporte d'histo- rique est employé à compléter l'idée de l'usage, idée ordinairement trop restreinte. L'usage n'est vraiment pas le coin étroit soit de temps, soit de circonscriptions, d'ordinaire on le confine ; à un tel usage, les démentis arrivent de tous côtés , car il lui manque d'avoir en soi sa raison. L'usage complet, au contraire, a justement sa raison en soi , et il la communique à tout le reste. C'est ainsi qu'un dictionnaire historique est le flambeau de l'usage, et ne passe par l'érudition que pour arriver au service de la langue.

Imposer à la langue des règles tirées de la raison générale et abstraite telle que chaque époque conçoit cette raison, conduit facilement à l'arbitraire. Un diction- naire historique coupe court à cette disposition abusive. Comme il consigne les faits, il remplit, quant à la langue, le rôle que remplissent les observations positives et les expériences quant aux sciences naturelles. Ces faits ainsi donnés, l'analyse, j'allais dire la raison grammaticale, s'y subordonne, et, en s'y subordonnant, trouve les vraies lumières. Il faut en effet transporter le langage des sciences naturelles dans la science des mots , et dire que les matériaux qu'elle emploie sont les équivalents des faits expérimentaux, équivalents sans lesquels on ne peut procéder ni sûre- ment ni régulièrement. Puis intervient le rôle de la critique lexicographique et grammaticale , s'efforçant de tirer de ces faits toutes les informations qui y sont implicitement renfermées. De la sorte la raison générale se combine avec les faits particuliers, ce qui est le tout de la méthode scientifique*

vi PREFACE.

Un dictionnaire ainsi fondé peut être défini un recueil d'observations positives et d'expériences disposé pour éclairer l'usage et la grammaire.

Telle est l'idée et le but de ce dictionnaire. Voici maintenant comment l'arran- gement des différentes parties a été conçu. Cet arrangement n'est point indifférent, si l'on veut d'une part que le lecteur trouve la clarté par l'ordre, et d'autre part qu'il mette sans retard la main sur ce qu'il cherche. La disposition commune à tous les articles est la suivante : le mot; la prononciation; la conjugaison du verbe, si le verbe a quelque irrégularité ; la définition et les divers sens classés et appuyés, autant que faire se peut, d'exemples empruntés aux auteurs des dix-septième, dix- huitième et dix-neuvième siècles; des remarques, quand il y a lieu, sur l'ortho- graphe , sur la signification , sur la construction grammaticale , sur les fautes à évi- ter, etc.; la discussion des synonymes en certains cas; l'historique, c'est-à-dire la collection des exemples depuis les temps les plus anciens de la langue jusqu'au sei- zième siècle inclusivement, exemples non plus rangés suivant les sens, mais rangés sui- vant l'ordre chronologique; enfin l'étymologie. Il ne sera pas inutile d'entrer en quelques détails sur chacune de ces subdivisions.

I. NOMENCLATURE DES MOTS.

C'est en essayant de dresser le catalogue des mots que l'on reconnaît bien vite qu'une langue vivante est un domaine flottant qu'il est impossible de limiter avec précision. De tous les côtés on aperçoit des actions qui, soit qu'elles détruisent, soit qu'elles construisent , entament le langage traditionnel et le font varier.

Des mots tombent en désuétude; mais, dans plus d'un cas, il est difficile de dire si tel mot doit définitivement être rayé de la langue vivante, et rangé parmi les termes vieillis dont l'usage est entièrement abandonné et qu'on ne comprend même plus. En effet, il faut bien se garder de ce jugement dédaigneux de l'oreille qui repousse tout d'abord un terme inaccoutumé et le rejette parmi les archaïsmes et, suivant l'expression méprisante de nos pères, parmi le langage gothique ou gaulois. Pour se guérir de ce dédain précipité, il faut se représenter que chacun de nous, même ceux dont la lecture est le plus étendue , ne possède jamais qu'une portion de la langue effective. Il suffit de changer de cercle, de province, de profession, quelquefois seulement de livre, pour rencontrer encore tout vivants des termes que l'on croyait enterrés depuis longtemps. Il n'en est pas moins vrai que la désué- tude entame journellement la langue et qu'il y a un terrain qu'on ne peut fixer avec sûreté. Ma tendance a toujours été d'augmenter la part d'actif de l'archaïsme, c'est-à-dire d'inscrire plus de mots au compte du présent qu'il ne lui en appartient peut-être réellement. Ce qui m'y a décidé, c'est d'abord cette incertitude qui existe

PRÉFACE. vu

en certaines circonstances sur le véritable état civil d'un mot : est-il mort? est-il vivant? En second lieu, c'est la possibilité qu'un terme vieilli effectivement n'en revienne pas moins à la jeunesse; on rencontrera plus d'un exemple de ce genre de résurrection dans le dictionnaire; plusieurs mots condamnés par l'usage ou par un purisme excessif sont rentrés en grâce; il n'est besoin ici que de rappeler sollicitude, que les puristes Philaminte et Bélise, dans les Femmes savantes, trouvent puant étrangement son ancienneté ', et contre lequel nul n'a plus les préventions de ces dames. Enfin la qualité même et la valeur du mot m'ont engagé plus d'une fois à le noter, soit qu'il n'ait plus d'équivalent dans la langue moderne, soit qu'il complète quelque série; et je l'ai mis, non sans espérance que peut-être il trouvera emploi et faveur, et rentrera dans le trésor commun d'où il est à tort sorti. Pas plus en cela qu'en autre chose il ne faut gaspiller ses richesses, et une langue se gaspille qui sans rai- son perd des mots bien faits et de bon aloi.

Quand en 1696 l'Académie française prit le rôle de lexicographe, elle constitua, à l'aide des dictionnaires préexistants et de ses propres recherches, le corps de la langue usuelle. Ce corps de la langue, elle l'a, comme cela devait être, reproduit dans ses éditions ultérieures, laissant tomber les mots que l'usage avait abandonnés et adoptant certains autres qui devaient à l'usage leur droit de bourgeoisie. On peut ajouter que, dans la dernière édition, qui date de 1835, elle a conservé cer- tains mots plus vieux et plus inusités que d'autres qu'elle a rejetés. Quoi qu'il en soit, ce corps de langue a été rigoureusement conservé dans mon dictionnaire; il n'est aucun mot donné par l'Académie qui ne se trouve à son rang. Mais , comme la nomenclature a été notablement augmentée, comme il est toujours curieux de savoir si un mot appartient à la nomenclature de l'Académie , et qu'il est quelque- fois utile d'en être informé quand on parle ou qu'on écrit , enfin comme cette notion est exigée par certaines personnes qui se font un scrupule d'employer un terme qui n'ait pas la consécration de ce corps littéraire, j'ai eu soin de noter par un signe par- ticulier tous les mots qui sont étrangers au Dictionnaire de l'Académie.

Ces additions sont considérables et proviennent de diverses sources.

La première est fournie par le dépouillement des auteurs classiques. En effet, quand on les lit la plume à la main et dans une intention lexicographique , on ne tarde pas à recueillir un certain nombre de mots qui ne sont pas dans le Dictionnaire de l'Académie. De ces mots les uns sont archaïques, les autres sont encore de bon usage; mais, à mon point de vue, les uns et les autres doivent être admis. Ceux qui sont devenus archaïques veulent être inscrits, pour que, rencontrés, on puisse en trouver quelque part l'explication. Un dictionnaire qui dépasse les limites de la langue purement usuelle et contemporaine doit cette explication aux lecteurs qui en ont besoin, et cette inscription aux auteurs classiques eux-mêmes, à qui ce serait faire dommage de laisser perdre ces traces de leur pensée et de leur style. Quant aux

vin PRÉFACE.

termes que l'usage n'a pas abolis, ou auxquels leur forme ou leur sens permet sans peine de rentrer dans l'usage , ils appartiennent de plein droit à une nomenclature qui essaye d'être complète.

Une autre source de mots très-abondante serait fournie par les auteurs du seizième siècle, du quinzième, et même par les auteurs antérieurs, s'il était possible d'y puiser sans réserve. Mais ici la plus grande discrétion est commandée; ce qui est tout à fait mort doit être abandonné. Cependant, dans ce riche amas de débris, il n'est pas interdit de choisir quelques épaves qui peuvent être remises dans la circulation, parce que les termes ainsi restitués ne choquent ni l'oreille ni l'analogie, et qu'ils se comprennent d'eux-mêmes.

L'Académie a donné dans son Dictionnaire un certain nombre de termes de métiers; mais depuis longtemps les lexicographes ont pensé qu'il fallait étendre davantage cette nomenclature. Furetière et Richelet ont effectivement dirigé leurs recherches de ce côté et fourni un complément notable. Depuis, ce complément s'est beaucoup agrandi, d'autant plus que l'industrie, s'incorporant davantage à la société, a rendu utile à tout le monde la connaissance d'un grand nombre de ces termes particuliers. A ce genre d'intérêt qui est le premier, la langue des métiers en ajoute un autre qui n'est pas sans prix : c'est qu'on y rencontre de temps en temps de vieilles formes, de vieux mots ou de vieux sens, qui, perdus partout ailleurs et con- servés là, fournissent plus d'une fois des rapprochements explicatifs. Ici aussi la nomenclature n'est fixe que du côté du passé , elle est mobile et progressive du côté du présent et de l'avenir: de nouveaux procédés se créent tous les jours et exigent concurremment de nouveaux termes et de nouvelles locutions.

La question des termes scientifiques est de même nature. La science elle aussi influe de toutes parts sur la société, et dès lors les termes qu'elle emploie se rencon- trent fréquemment dans la conversation et dans les livres; de la nécessité, pour un lexicographe, de les enregistrer et d'augmenter le fonds qui est déjà dans le Dictionnaire de l'Académie. Avant tout il faut remarquer que la langue scien- tifique diffère essentiellement de celle des métiers. En effet, tandis que la langue des métiers est toujours populaire, souvent archaïque, et tirée des entrailles mêmes de notre idiome, la langue scientifique est presque toute grecque, artificielle et systé- matique; là l'étymologie se présente d'elle-même. Ce qui est difficile, c'est de donner brièvement des explications claires de choses souvent compliquées. La langue scien- tifique, il est à peine besoin de l'ajouter, est dans une rénovation et une extension perpétuelles; car chaque jour les connaissances positives se modifient et s'ampli- fient. Puis le champ est immense et, pour ainsi dire, sans limite. Pour ne citer que la botanique et la zoologie, les espèces y sont , dans chacune , au nombre de bien plus de cent mille, toutes pourvues d'un nom spécifique. Enfin, dans cet amas de termes souvent changeants et qui plus d'une fois dépendent de principes et de systèmes

PREFACE. ix

différents, il y a bien des cas un dictionnaire général ne peut faire comprendre en peu de mots tant de dépendances, encore moins tenir lieu de dictionnaire techni- que. En conséquence il m'a semblé qu'il fallait faire un choix, prendre les termes qui ont chance de se rencontrer et d'être de quelque besoin à un homme cultivé, demeurer non en deçà mais au delà de cette mesure, et pour le reste s'en remettre aux dictionnaires spéciaux, qui seuls ici peuvent tout donner et tout faire comprendre. Telles sont les idées qui ont réglé la nomenclature de ce dictionnaire.

II. CLASSIFICATION DES SIGNIFICATIONS DES MOTS.

Au point de vue lexicographique, on peut nommer mot compliqué celui qui a beaucoup d'acceptions; or, dans un mot compliqué, il ne doit pas être indifférent de ranger les acceptions en tel ou tel ordre. Ce n'est point au hasard que s'en- gendrent, dans l'emploi d'un mot, des significations distinctes et quelquefois très- éloignées les unes des autres. Cette filiation est naturelle et partant assujettie à des conditions régulières, tant dans l'origine que dans la descendance. En effet un mot que rien dans sa création primitive, d'ailleurs inconnue, ne permet de considérer comme quelque chose de fortuit, l'est encore moins dans des langues de formation secondaire telles que les langues romanes et, en particulier, le français; il est donné tout fait avec un sens primordial par le latin , par le germanique, par le celtique ou par toute autre source dont il émane. C'est que gît la matière première des sens qui s'y produiront; car, il suffit de le noter pour le faire comprendre, ceux de nos aïeux qui en ont fait usage les premiers, n'ont pu partir que de l'acception qui leur était transmise. Cela posé, les significations dérivées qui deviennent le fait et la création des générations successives, s'écartent sans doute du point de départ, mais ne s'en écartent que suivant des procédés qui, développant tantôt le sens propre, tantôt le sens métaphorique, n'ont rien d'arbitraire et de désordonné.

Ainsi la règle est partout au point de départ comme dans les dérivations : c'est cette règle qu'il importe de découvrir.

Le Dictionnaire de l'Académie n'entre point dans ce genre de recherches, ou, pour mieux dire, il obéit à une tout autre considération, qui, sans pouvoir être lite arbitraire, n'a pourtant aucun caractère d'un arrangement rationnel et métho- dique. Cette considération est le sens le plus usuel du mot : l'Académie met toujours en premier rang la signification qui est la principale dans l'usage, c'est-à-dire celle avec laquelle le mot revient le plus souvent soit dans le parler, soit dans les écrits. Quelques exemples montreront comment elle procède. Dans le verbe avouer, la première signification qu'elle inscrit est confesser, reconnaître ; mais, sachant que avouer est formé de vœu, on comprend que tel ne peut pas être l'ordre des

DICT. DE LA LANGUE FRANÇAISE. I. b

x PRÉFACE.

idées. Dans commettre, elle note d'abord le sens faire (commettre un crime); mais commettre, signifiant proprement mettre avec, ne peut être arrivé au sens de faire qu'après un circuit. Dans débattre, ce qu'elle consigne en tête de l'article est con- tester, discuter; mais débattre, dans lequel est battre, ne reçoit le sens de contestation et de discussion qu'à la suite d'un sens propre et physique que l'Académie ne consigne

qu'après le sens figuré.

Sans doute, en un dictionnaire qui ne donne ni l'étymologie ni l'historique des mots, ce procédé empirique a été le meilleur à suivre. Dans l'absence des docu- ments nécessaires à la connaissance primitive des sens et à leur filiation, on échap- pait au danger de se méprendre et de méconnaître les acceptions fondamentales et les dérivées; et, en plaçant de la sorte au premier rang ce que le lecteur est disposé à trouver le plus naturel comme étant le plus habituel, on lui donne une satisfaction superficielle il est vrai, mais réelle pourtant. Toutefois cet avantage est acheté au prix d'inconvénients qui le dépassent de beaucoup. En effet ce sens le plus usité , le premier qui se présente d'ordinaire à la pensée quand on prononce le mot, le pre- mier aussi que l'Académie inscrit, est souvent, par cela même qu'il est habituel et courant dans le langage moderne, un sens fort éloigné de l'acception vraie et primi- tive ; il en résulte que, ce sens ayant été ainsi posé tout d'abord, il ne reste plus aucun moyen de déduire et de ranger les acceptions subséquentes. La première place est prise par un sens non pas fortuit sans doute, mais placé en tête fortuitement; une raison étrangère à la lexicographie, c'est-à-dire une raison tirée uniquement d'un fait matériel, le plus ou le moins de fréquence de telle ou telle acception parmi toutes les acceptions réelles, a fixé les rangs ; les autres sens viennent comme ils peuvent et dans un ordre qui est nécessairement vicié par une primauté sans titre valable. N'oublions point que ce n'est pas un caractère permanent pour une signifi- cation, d'être la plus usuelle; les exemples des mutations sont fréquents. Ranger d'a- près une condition qui n'a pour elle ni la logique ni la permanence, n'est pas classer.

Autre a être la méthode d'un dictionnaire qui consigne l'historique des mots et en recherche l'étymologie. Là, tous les éléments étant inscrits, on peut recon- naître la signification primordiale des mots. L'étymologie indique le sens originel dans la langue le mot a été puisé; l'historique indique comment, dès les pre- miers temps de la langue française, ce mot a été entendu, et supplée, ce qui est souvent fort important, des intermédiaires de signification qui ont disparu. Avec cet ensemble de documents, il devenait praticable, et, j'ajouterai, indispensable de sou- mettre la classification à un arrangement rationnel, sans désormais rien laisser à ce fait tout accidentel de la prédominance de tel ou tel sens dans l'usage commun, et de disposer les significations diverses d'un même mot en une telle série, que l'on comprit, en les suivant, par quels degrés et par quelles vues l'esprit avait passé de l'une à l'autre.

PREFACE.

XI

Afin que l'on conçoive nettement la méthode qui a dirigé la marche, je citerai trois exemples très-simples et très-courts. Prenons le substantif croissant; l'Acadé- mie le définit par son acception la plus usuelle : la figure de la nouvelle lune jus- qu'à son premier quartier. Mais il est certain que croissant n'est pas autre chose que le participe présent du verbe croître pris substantivement. Comment donc a-t-on eu l'idée d'exprimer par ce participe une des figures de la lune? Le voici : il y a une acception peu usuelle, que même le Dictionnaire de l'Académie ne donne pas, qui se trouve pourtant dans certains auteurs, et qui est l'accroissement de la lune; par exemple, le cinquième jour du croissant de la lune. Voilà le sens primitif très- positivement rattaché au participe croissant. Puis , comme la lune , étant dans son croissant, a la forme circulaire échancrée qu'on lui connaît, cette forme à son tour a été dite croissant. De enfin les instruments en forme de croissant de lune ; si bien qu'un croissant, instrument à tailler les arbres, se trouve de la façon la plus natu- relle et la plus incontestable un dérivé du verbe croître.

Prenons encore le verbe croupir. L'Académie dit qu'il s'emploie en parlant des liquides qui sont dans un état de repos et de corruption : c'est là, en effet, un des sens les plus usuels. Mais croupir vient de croupe ; comment concilier cette étymologie certaine avec cette signification non moins certaine ? Après le sens qui lui a semblé le plus usuel , l'Académie en ajoute un autre ainsi défini : croupir se dit aussi des enfants au maillot et des personnes malades qu'on n'a pas soin de changer assez souvent de linge. Ce sens aurait précéder l'autre il s'agit de liquides. En effet, l'historique fournit une acception ancienne qui n'existe plus et qui explique tout. Croupir a eu le sens que nous donnons aujourd'hui à accroupir. La série des sens est donc : s'accroupir; être comme accroupi dans l'ordure; par une métaphore très-hardie, être stagnant et corrompu en parlant des liquides. Dès lors la difficulté est levée entre croupe et croupir, entre l'étymologie et le sens ; tout parait enchaîné, clair, satisfaisant.

Examinons enfin, de la même manière, un mot très-usuel, merci, que l'Aca- démie définit par miséricorde. Il est certain que merci vient du latin mercedem, signifiant proprement salaire, puis faveur, grâce. Si l'on passe en revue les anciens textes, on voit qu'il n'en est pas un à l'interprétation duquel grâce, faveur ne suffise; ainsi la dérivation de la signification latine est expliquée. La dérivation de la signification française s'explique en remarquant que le sens de faveur, de grâce, s'est particularisé en cette faveur, cette grâce qui épargne ; d'où l'on voit tout de suite en quoi merci diffère de miséricorde, qui renferme l'idée de misère. On disait jadis la Dieu merci, la vostre merci, et cela signifiait par la grâce de Dieu, par votre grâce; de le sens de remercîment qu'a reçu merci. Mais comment, dans ce pas- sage, est-il devenu masculin contre l'usage et l'étymologie? Il y avait la locution très- usuelle grand merci, dans laquelle, suivaut l'ancienne règle des adjectifs, grand était

xii PREFACE.

au féminin; le seizième siècle se méprit, il regarda grand comme masculin, ce qui fit croire que merci l'était aussi.

C'est te que j'appelle donner l'explication d'un mot : on comble par les intermédiaires que fournissent les différents âges de la langue les lacunes de signi- fication, et l'on montre comment les mots tiennent à leur étymologie par des déduc- tions délicates, mais certaines.

Le classement des sens, quand ils sont nombreux et divers, est un travail épineux. Parfois on a de la peine à déterminer exactement quelle est l'acception primordiale. Mais le plus souvent la difficulté gît dans l'enchaînement, qu'il s'agit de trouver, des dérivations. L'esprit vivant et organisateur qui préside toujours à une langue est, on peut le dire, aussi visible dans ces transformations qu'il l'est dans la création des racines, des mots et des significations primitives. Quand on exa- mine cette élaboration d'un mot par la langue, élaboration qui, partant de tel sens, arrive à tel autre souvent très-éloigné , on est frappé des intuitions vraies, pro- fondes, délicates, plaisantes, métaphoriques, poétiques, qui, suivant les circonstances, ont agrandi le champ de l'acception et créé de nouvelles ressources au langage. C'est une création secondaire sans doute, mais c'est certainement une création. Elle s'est poursuivie pendant des siècles; et notre langue tient mille ressources de ces élabora tions qui, se portant tantôt sur un mot tantôt sur un autre, l'ont fait se renouveler par une sorte de végétation.

Ces considérations montrent qu'établir la filiation des sens est une opération difficile, mais nécessaire pour la connaissance du mot, pour l'enchaînement de son histoire, surtout pour la logique générale qui, ennemie des incohérences, est dé- concertée par les brusques sauts des acceptions et par leurs caprices inexpliqués.

III. PRONONCIATION.

Après chaque mot et entre parenthèses est placée la prononciation. Dans les lan- gues qui ont appliqué aux sons nationaux un système orthographique provenant de la tradition d'une langue étrangère, par exemple le français appliquant l'orthographe latine, il y a souvent un grand écart entre la prononciation réelle et l'orthographe. Cela oblige , quand on veut figurer cette prononciation , autant que cela se peut faire par l'écriture , de recourir à certaines conventions qui ramènent à des types connus les discordances orthographiques. Un tableau annexé à la fin de la Préface indique -e procédé de figuration que j'ai employé.

Il est notoire que la langue a varié dans les mots mêmes qui la constituent, malgré leur enregistrement dans les livres et dans les documents de toute espèce. A plus forte raison a-t-elle varié dans la prononciation qui , de soi , est plus fugitive et

PRÉFACE. xm

qui d'ailleurs est plus difficile à consigner par l'écriture. Nous n'avons rien de précis sur la prononciation du français pendant le moyen âge, dans le douzième siècle et dans les siècles suivants. Cependant Génin * a pu soutenir, et, je pense, avec toute raison, qu'en gros cette prononciation nous a été transmise traditionnellement, et que les sons fondamentaux du français ancien existent dans le français moderne. On peut en citer un trait caractéristique, à savoir Ve muet. Il est certain qu il existait dès les temps les plus anciens» le la langue; car la poésie d'alors, comme la poésie d'aujourd'hui, le comptant devant une consonne, l'élidait devant une voyelle.

Toutes les fois que j'ai rencontré des indications de prononciation pour les temps qui ont précédé le nôtre, je les ai notées avec soin. Ce sont des curiosités qui inté- ressent; ce ne sont pas des inutilités. En effet, un traité de prononciation tel que je le concevrais devrait, en constatant présentement le meilleur usage, essayer de remonter à l'usage antérieur, afin de déduire, par la comparaison, des règles qui servissent de guide, appuyassent de leur autorité la bonne prononciation, condam- nassent la mauvaise, et introduisissent la tradition et les conséquences de la tradition.

Je tiens de feu M. Guérard, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, homme que l'amitié ne peut assez regretter ni l'érudition assez louer, un souvenir qui vient à point : un vieillard qu'il fréquentait et qui avait été toute sa vie un habitué de la Comédie française , avait noté la prononciation et l'avait vue se modi- fier notablement dans le cours de sa longue carrière. Ainsi le théâtre, qu'on donne comme une bonne école et qui l'a été en effet longtemps, subit lui-même les in- fluences de l'usage courant à fur et à mesure qu'il change. La prononciation de notre langue nous vient de nos aïeux, elle s'est modifiée comme toutes les choses de langue; mais, pour juger ces modifications et jusqu'à un certain point les diriger, il importe d'examiner à l'aide des antécédents quelles sont les conditions et les exi- gences fondamentales.

Cette réflexion n'est point un conseil abstrait; elle s'applique à la tendance géné- rale qu'on a, de nos jours, à conformer la prononciation à l'écriture. Or, dans une langue comme la nôtre, dont l'orthographe est généralement étymologique, il ne peut rien y avoir de plus défectueux et de plus corrupteur qu'une pareille tendance. Voici un exemple qui fera comprendre comment, dans la langue française, l'écriture est un guide très-infidèle de la prononciation : altre, de l'ancienne langue, vient du latin alter, et conserve sous cette forme son orthographe étymologique; mais les peu- ples qui de alter formèrent altre, ne faisaient pas entendre 17 dans al et donnaient à cette combinaison orthographique le son de ô. Sans doute, plus tard, la combinaison al a fait place à la combinaison awP ce fut un essai pour conformer l'orthographe à

1 . En son livre des Variations du langage français, qui contient beaucoup de paradoxes, mais qui est plein de vues, Génin, que les lettres regrettent, a laissé une trace dans l'étude du vieux français.

xiv PRÉFACE.

la prononciation ; mais, derechef, on se trouva embarrassé pour figurer le son qui s'entend dans la première syllabe de autre, et l'adoption de au n'est que la substi- tution d'une convention à une autre. Faire prévaloir ces conventions sur la chose réelle, qui est la prononciation traditionnelle, est un danger toujours présent.

L'écriture et la prononciation sont, dans notre langue, deux forces constam- ment en lutte. D'une part il y a des efforts grammaticaux pour conformer l'écriture à la prononciation; mais ces efforts ne produisent jamais que des corrections par- tielles, l'ensemble de la langue résistant, en vertu de sa constitution et de son passé, à tout système qui en remanierait de fond en comble l'orthographe. D'autre part, il y a, dans ceux qui apprennent beaucoup la langue par la lecture sans l'ap- prendre suffisamment par l'oreille , une propension très-marquée vers l'habitude de conformer la prononciation à l'écriture et d'articuler des lettres qui doivent rester muettes. Ainsi s'est introduit l'usage de faire entendre Vs dans fis, qui doit être prononcé non vas fs' , mais/;; ainsi le mot lacs (un lien), dont la pronon- ciation est la, devient, dans la bouche de quelques personnes, lak et même laks'. On rapportera encore à l'influence de l'écriture sur la prononciation l'habitude toujours croissante de faire sonner les consonnes doubles: ap'-pe-ler, sonï-met, etc. Dans tous les cas semblables, j'ai soigneusement indiqué la bonne prononciation fondée sur la tradition, el réprouvé la mauvaise.

On peut citer d'autres exemples de cet empiétement de l'écriture sur les droits de la prononciation. Les vieillards que j'ai connus dans ma jeunesse prononçaient non secret, mais segret; aujourd'hui le c a prévalu. Dans reine-claude la lutte se poursuit, les uns disant reine-claude, les autres reine-glaude , conformément à l'usage tradition- nel. Second lui-même, la prononciation du g est si générale, commence à être entamé par l'écriture, et l'on entend quelques personnes dire non segon, mais sekon.

Il est de règle, bien que beaucoup de personnes commencent à y manquer, qu'un mot, finissant par certaines consonnes, qui passe au pluriel marqué par Vs, perde dans la prononciation la consonne qu'il avait au singulier : un bœuf, les bœufs , dites les beû; un œuf, les œufs, dites les eu, etc. Si l'on cherche le motif de cette règle, on verra que, provenant sans doute du besoin d'éviter l'accumulation des consonnes, elle se fonde sur le plus antique usage de la langue. En effet, dans les cas pareils, c'est-à-dire quand le mot prend Vs, la vieille langue efface de l'écriture et par consé- quent de la prononciation la consonne finale : le coc, li cos. C'est par tradition de cette prononciation qu'en Normandie les coqs se prononce les co ; et, vu la pro- nonciation de bœufs, à' œufs, Vf ne se fait pas entendre, c'est que nous devrions prononcer, si, pour ce mot, l'analogie n'avait pas été rompue. Je le répète, dans les hauts temps la consonne qui précédait Vs grammaticale de terminaison ne s'écrivait pas, preuve qu'elle ne se prononçait pas.

PRÉFACE.

xv

L'ancien usage allongeait les pluriels des noms terminés par une consonne : le chat, les châ, le sot, les so, etc. Cela s'efface beaucoup, et la prononciation con- forme de plus en plus le pluriel au singulier; c'est une nuance qui se perd.

Il est encore un point par notre prononciation tend à se séparer de celle de nos pères et de nos aïeux, je veux dire des gens du dix-huitième et du dix-sep tième siècle : c'est la liaison des consonnes. Autrefois on liait beaucoup moins; il n'est personne qui ne se rappelle avoir entendu les vieillards prononcer non les Étâ-z-Unis, comme nous faisons, mais les Etâ-Unis. A cette tendance je n'ai rien à objecter, sinon qu'il faut la restreindre conformément au principe de la tradi- tion qui, dans le parler ordinaire, n'étend pas la liaison au delà d'un certain nombre de cas déterminés par l'usage, et qui, dans la déclamation, supprime les liaisons dans tous les cas elles seraient dures ou désagréables. Il faut se conformer à ce dire de l'abbé d'Olivet : « La conversation des honnêtes gens est pleine d'hiatus volontaires qui sont tellement autorisés par l'usage, que, si l'on parlait autrement, cela serait d'un pédant ou d'un provincial. »

Dans la même vue on notera que, dans un mot en liaison, si deux consonnes k terminent, une seule, la première, doit être prononcée. Ainsi, dans ce vers de Malherbe :

La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles;

plusieurs disent : la mor-t-a mais cela est mauvais, il faut dire la mor a. Au pluriel

la chose est controversée ; il n'est pas douteux que la règle ne doive s'y étendre : les mor et les blessés ; mais l'usage de faire sonner Ys comme un z gagne beaucoup : les mor-z et les blessés; c'est un fait, et il faut le constater.

Telles sont les idées qui m'ont dirigé dans la manière dont j'ai figuré la pronon- ciation et dans les remarques très-brèves qui accompagnent quelquefois cette figu- ration. Je voudrais que cela pût susciter quelque travail général l'on prît en considération d'une part le bon usage et la tradition, d'autre part la lutte perpétuelle entre l'orthographe et la prononciation.

IV. EXEMPLES TIRÉS DES AUTEURS CLASSIQUES OU AUTRES.

La citation régulière et systématique d'exemples pris aux meilleurs auteurs est une innovation qui paraît être en conformité avec certaines tendances historiques de l'esprit moderne. Du moins c'est surtout de notre temps qu'on s'est mis à insérer, dans la trame d'un dictionnaire français, des exemples pris dans les livres. Richelet en a quelques-uns, mais clair-semés , et sans aucun effort pour concentrer sur chaque mot les lumières qui en résultent. De nos jours les dictionnaires de M. Bescherelle et de M. Poitevin ont fait une place plus large à cet élément; dans le Dictionnaire

xvi PREFACE.

de M. Dochez1 et dans le mien il est partie constituante de l'œuvre ; il l'est aussi dans le Dictionnaire historique que l'Académie prépare et dont il a paru un premier fascicule.

Voltaire avait songé à des collections d'exemples pour un dictionnaire de la langue française, et, parlant de celui auquel l'Académie travaillait alors , il dit : « 1] me semble aussi qu'on s'était fait une loi de ne point citer; mais un dictionnaire sans citation est un squelette. » [Lettre a Duclos, 11 d'août 1760.) Sans admettre d'une manière absolue l'expression de Voltaire, puisqu'un dictionnaire peut être fait à bien des points de vue, il est certain qu'une littérature classique fondée il y a plus de deux cents ans, reçue comme le plus beau des héritages dans le dix-huitième siècle, entretenue avec des renouvellements dans le dix-neuvième, offre de quoi largement alimenter la lexicographie; et, si la nomenclature des mots avec des exemples créés exprès est un squelette, il est facile de lui redonner du corps et de l'ampleur avec tant et de si précieux éléments. Ce n'est que continuer ce qui fut à l'origine; car les littératures, précédant les dictionnaires, en fournirent les premiers éléments. Voltaire pensait qu'il fallait laisser pénétrer les exemples, soutenir l'usage par les autorités, et établir entre les mots et ceux qui s'en sont heureusement servis le lien réel qui est consacré par les livres. C'est ce que pratiquent les dictionnaires qui citent ; et c'est ce qui a suggéré à Voltaire de dire qu'un dictionnaire sans citation est décharné.

Quand on a sous les yeux une collection d'exemples et qu'on cherche à les faire tous entrer dans le cadre des significations, tel qu'il est tracé par les dictionnaires ordinaires et en particulier par celui de l'Académie , il arrive plus d'une fois que ce ca- dre ne suffit pas et qu'il faut le modifier et l'élargir. L'emploi divers et vivant par un auteur qui à la fois pense et écrit, donne lieu à des acceptions et à des nuances qui échappent quand on forme des exemples pour les cadres tout faits. Sous les doigts qui le manient impérieusement, le mot fléchit tantôt vers une signification, tantôt vers une autre; et, sans qu'il perde rien de sa valeur propre et de son vrai caractère, on y voit apparaître des propriétés qu'on n'y aurait pas soupçonnées. L'on sent que le mot qui parait le plus simple et, si je puis parler ainsi, le plus homogène, renferme en soi des affinités multiples que les contacts mettent en jeu et dont la langue profite. Mais il faut ajouter que celui qui, faisant un dictionnaire, se donne pour tâche de ranger les acceptions dans l'ordre le plus satisfaisant, éprouve des diffi- cultés particulières dans la classification des exemples. C'est un très-grand travail que de déterminer les places ils conviennent logiquement. L'intercalation des exemples est une épreuve dont la classification des sens sort presque toujours modi- fiée, corrigée, élargie. Il n'en faut laisser aucun hors cadre; aussi m'efforcé-je toujours

1. Voyez ce que j'en ai dit plus haut.

PREFACE. xvn

de leur trouver un compartiment convenable à la nature du mot et à l'intention de l'auteur.

D'autres fois les exemples offrent des combinaisons que les dictionnaires n'ont pas. Entre beaucoup on peut citer celui-ci : cherchez dans le Dictionnaire de l'Aca- démie à date la locution sans date, vous y trouverez lettre sans date; et en effet il ne doit pas y avoir autre chose tant qu'on ne fait pas intervenir les exemples. Mais ouvrez les Harmonies de M. de Lamartine, et vous rencontrerez : t

Ce furent ces forêts , ces ténèbres , cette onde Et ces arbres sans date et ces rocs immortels....

et dès lors vous inscrivez à sa place sans date avec le sens à' Immémorial, du moins dans la poésie.

Il arrive que les passages cités ainsi donnent une explication précise ou élé- gante, ou contiennent quelque détail curieux, quelque renseignement historique. Bien que j'aie tourné mon attention sur ce motif de choisir les exemples, cependant le genre d'utilité qui en résulte ne m'a frappé qu'assez tardivement. Aussi maints passages utiles m'ont échappé sans doute; mais, arrivé au terme d'un si long labeur, il a fallu me contenter de ce que j'avais amassé depuis près de vingt ans.

Comme les plus anciens de nos auteurs classiques touchent au seizième siècle et que même, à vrai dire, il n'y a qu'une limite fictive entre les deux époques, les exemples qu'on leur emprunte donnent plus d'une fois la main à ceux de l'âge pré- cédent inscrits à leur place chronologique. De la sorte la transition apparaît telle qu'elle fut entre la langue parlée et écrite de la fin du seizième siècle et celle du commencement du dix -septième.

Pour citations, les plus anciens exemptes doivent être préférés aux nouveaux. En effet l'objet de ces citations est de compléter l'ensemble de la langue et la connais- sance des significations, connaissance qui n'est donnée que par les origines. Plus on remonte haut, plus on a chance de trouver le sens premier, et, par lui, l'en- chaînement des significations. Les textes modernes ont leur tour; car ils témoignent de l'état présent de la langue; mais ils sont réservés pour indiquer ce qui leur est propre, c'est-à-dire les nouvelles acceptions, les nouvelles combinaisons, en un mot les nouvelles faces des mots. Ils sont les autorités de l'usage nouveau, comme les autres sont les autorités de l'usage ancien.

Enfin, indépendamment de ces avantages, les exemples ne sont pas sans quelque attrait par eux-mêmes. De beaux vers de Corneille ou de Racine, des morceaux du grand style deBossuet, d'élégantes phrases de Massillon plaisent à rencontrer; ce sont sans doute des lambeaux, mais, pour me servir de l'expression d'Horace, si justement applicable ici, ce sont des lambeaux de pourpre.

DICT. DE LA LANGUE FRANÇAISE. g, C

xviii PREFACE.

V. REMARQUES.

Sous ce chef, j'ai réuni quelques notions complémentaires qui n'entrent pas d'ordinaire dans les plans lexicographiques , mais qui pourtant ne me semblent pas dénuées d'intérêt et d'utilité.

Sans qu'un dictionnaire puisse jamais devenir un traité de grammaire, il se rencontre de temps en temps des mots qui, par leur nature et par leur emploi, invi- tent à quelques recherches et à quelques décisions grammaticales. Je n'ai pas voulu me refuser, par le silence et la prétermission , à ces naturelles invitations, et c'est de la sorte que, dans ce dictionnaire, un paragraphe s'est ouvert, sous le titre de Remarques , à des observations de grammaire.

Ces remarques se rapportent essentiellement à des difficultés. En plus d'un cas l'usage est chancelant; on ne sait ni comment dire, ni, s'il s'agit d'écrire, comment écrire. Les grammairiens se sont beaucoup appliqués à la discussion de ces cas. Il a donc suffi souvent de résumer leurs décisions et de les présenter sous une forme concise. Mais il est arrivé aussi que soit l'examen du fait en lui-même, soit l'abon- dance des renseignements fournis par les exemples et par l'histoire, ont conduit à modifier leur décision, ou bien à introduire des cas nouveaux auxquels ils n'avaient pas songé. Ces remarques, de leur nature, sont très-diverses. Cependant, j'indique- rai comme exemples la discussion des locutions dans ce but , remplir un but, impri' mer un mouvement , sous ce rapport, se suicider, sous ce point de vue , se faire moquer de soi.

D'autres fois ces remarques sont relatives à des faits rétrospectifs de gram- maire, mais appartenant toujours à l'âge classique de la langue et de la littérature. Des constructions et des emplois de mots ont varié; c'est ainsi que davantage que (je cite celui-là entre beaucoup d'autres), après avoir été usité chez les meilleurs écrivains du dix-septième siècle, a été condamné par les grammairiens et est finale- ment exclu du bon usage. Pour un double motif cette sorte de remarques méritait d'avoir une place : ou bien, comme ces tournures se trouvent dans d'excellents auteurs bien qu'elles soient condamnées par la grammaire présente, le lecteur qui les rencontre se pourrait croire autorisé à en user, et pourtant il pécherait contre la correction contemporaine; ou bien, comme elles sont aujourd'hui qualifiées de fautes, il serait porté à imputer aux auteurs classiques qui les lui offrent, des péchés contre le bon langage qui n'y sont pas; car dans leur temps la grammaire n'avait rien dit contre et l'usage les justifiait.

Il est enfin un dernier ordre de remarques, tantôt mises sous ce chef, tantôt incorporées dans la série des acceptions du mot. Il s'agit de l'interprétation de cer- taines locutions figurées ou proverbiales. J'ai, toutes les fois que cela m'a été possible,

PREFACE. xix

expliqué d'où provenait la locution et comment on devait en comprendre l'origine et l'application; mais je conviens sans hésitation que, malgré mes efforts, cette partie est loin d'être complète. En effet, à moins que l'interprétation ne s'offre d'elle-même, ou que des renseignements précis n'aient été conservés, il n'est guère que le hasard qui fasse rencontrer, en cela, ce que l'on cherche ; je veux dire que le succès dépend des chances de lecture qui amènent sous les yeux quelque passage

ex

plicatif.

VI. DÉFINITIONS ET SYNONYMES.

Un dictionnaire ne peut pas plus contenir un traité de synonymes qu'un traité de grammaire; c'est aux ouvrages spéciaux qu'il faut renvoyer les développements que comporte un sujet aussi étendu et aussi important. Cependant la synonymie touche à la lexicographie par quelques points qui ne doivent pas être négligés.

La définition des mots est une des grandes difficultés de la lexicographie. Quand on fait un dictionnaire d'une langue morte ou d'une langue étrangère, la traduction sert de définition; mais, quand il faut expliquer un mot par d'autres mots de la même langue, on est exposé à tomber dans une sorte de cercle vicieux ou explication du même par le même. Ainsi, le Dictionnaire de l'Académie définit fier par hautain, altier; et il définit hautain par fier, orgueilleux. Evidemment il y a un défaut duquel il faut se préserver.

Je ne prétends pas, malgré mon attention, m'en être partout préservé; mais la discussion des synonymes m'a souvent averti de prendre garde aux nuances et de ne pas recevoir comme une véritable explication le renvoi d'un terme à l'autre. C'est entre tant d'objets qu'un dictionnaire doit avoir en vue un de ceux auxquels j'ai donné le plus d'attention.

L'exemple cité plus haut de hautain et altier signale un autre côté par la syno- nymie donne un utile secours à la lexicographie, en la forçant à préciser des idées très-étroitement unies. Il s'agit des mots qui ne diffèrent que par un suffixe : hautain et altier proviennent d'un même radical , le latin altus; joignez-y haut dans le sens moral, et vous aurez trois termes identiques radicalement, ayant par conséquent un fond commun de signification, et n'étant distingués que parce que haut est sans suffixe, haut-ain pourvu du suffixe ain, et alt-ier du suffixe ier. Ce sont des nuances qui sont difficiles à exprimer et qui pourtant influent sur les définitions.

xx PREFACE.

VII. HISTORIQUE.

Ici se termine ce que j'appellerai l'état présent de la langue. Ceux qui ne voudront rien de plus pourront s'arrêter et laisser une dernière partie que la disposition typographique en a tout à fait séparée. Mais ceux qui seront curieux de voir comment un mot a été employé d'âge en âge depuis l'origine de la langue jusqu'au seizième siècle; ceux qui iront jusqu'à désirer de connaître l'étymologie entreront dans l'histoire du mot, et trouveront, au-dessous de cette histoire, l'éty- mologie qui très-souvent en est dépendante.

Je donne le nom à' historique à une collection de phrases appartenant à l'ancienne langue. Lorsqu'un mot a été exposé complètement tel qu'il est aujourd'hui dans l'usage, lorsque les sens y ont été rangés d'après l'ordre logique, lorsque des exemples classiques, autant que faire se peut, ont été rapportés à l'appui, lorsque la pronon- ciation a été indiquée et, au besoin, discutée, lorsque enfin des remarques grammati- cales et critiques ont touché, dans les cas qui le comportent, à l'emploi du mot ou aux difficultés qu'il présente, alors s'ouvre un nouveau paragraphe pour les textes tirés de la langue d'oïl. Ainsi placé, c'est le prolongement naturel d'une série que l'on tronque quand on s'arrête à notre temps et aux temps classiques. Après avoir vu comment écrivent Corneille, Pascal, Bossuet, Voltaire, Montesquieu et nos contemporains, on pénètre en arrière et l'on voit comment ont écrit Montaigne, Amyot, Commines et Froissart, Oresme et Machaut, Joinville, Jean de Meung, Guillaume de Lorris, Villehardouin, le sire de Couci, le traducteur du livre des Psaumes , et Turold , l'auteur de la Chanson de Roland.

Ce n'est point, je l'ai déjà dit et je le répète, un dictionnaire de la vieille langue que j 'ai entendu faire ; on ne trouve pas ici tous les mots qui nous ont été conservés dans les livres de nos anciens auteurs. Mon plan est plus restreint; la vieille langue ne figure qu'à propos de la langue moderne. Toutes les fois qu'un mot d'aujourd'hui a un historique, c'est-à-dire n'a pas été formé et introduit depuis le dix-septième siècle, il est suivi d'un choix de textes qui en montrent l'emploi dans les siècles anté- rieurs. Il y a deux cents ans que quelque chose d'analogue avait été conseillé par l'au- teur anonyme de la préface du Dictionnaire de Furetière : « L'on pourra avec le temps faire porter à ce dictionnaire le titre d'universel en toute rigueur; il faudroit pour cela y enfermer tous les mots qui étoient en usage du temps de Villehar- douin, de Froissart, de Monstrelet, du sire de Joinville et de nos vieux romanciers

On y pourroit insérer l'histoire des mots, c'est-à-dire le temps de leur règne et celui de leur signification. Il faudroit observer à l'égard de ces vieux termes ce qu'on pratique dans les dictionnaires des langues mortes, c'est de coter les passages de

PRÉFACE. xxi

quelque auteur qui les auroit employés. On ne feroit pas mal non plus de se répandre sur les ouvrages des anciens poètes provençaux ; et rien ne servirait plus à perfectionner la science étymologique qu'une recherche exacte des mots particuliers aux diverses provinces du royaume ; car on connoitroit par l'infinie diversité de terminaisons et d'altérations de syllabes que souffrent les mots tirés de la même source; ce qui donnerait une nouvelle confirmation et plus d'extension aux prin- cipes de cet art, et justifierait plusieurs conjectures qui ont servi de raillerie à quelques mauvais plaisants. »

Je reviendrai ci-après sur les patois, le provençal et les autres langues romanes, et je continue l'explication de cet historique.

Pendant que, dans l'article consacré à l'usage présent, les acceptions sont rigou- reusement classées d'après l'ordre logique, c'est-à-dire en commençant par le sens propre et en allant aux sens de plus en plus détournés, ici tout est rangé d'après l'ordre chronologique. Le principe de succession prévaut sur le principe de l'ordre des significations; ce qui importe, c'est de connaître comment les emplois se succèdent les uns aux autres et s'enchaînent. D'un coup d'œil on saisit toute cette filiation; et, allant de siècle en siècle, on voit le mot tantôt varier d'usage, de signification et d'orthographe, tantôt se présenter dès les plus hauts temps à peu près tel qu'il est aujourd'hui. La curiosité qu'excite naturellement un tel déroulement ne se satisfait pas sans éveiller une foule de réflexions spontanées qui rendent la langue plus claire, plus précise, et, si je puis dire ainsi, plus authentique, et qui, faisant sentir le prix de la tradition, inspirent le respect des aïeux, et, au lieu du dédain pour le passé, la reconnaissance.

L'antiquité des langues romanes est fort grande; elle se confond avec l'origine de toutes les choses modernes en Occident, puisque c'est du centre romain que sont parties les influences de civilisation qui ont agi sur la Germanie, conquise par Charlemagne, christianisée par la conquête et par les missionnaires, et rendue féodale du même coup. Quand on considère l'Occident européen dans son ensemble et comme corps politique, on y aperçoit trois groupes : le groupe allemand, le groupe roman, le groupe anglais, tous trois distincts par la langue. Le premier, comme le nom l'in- dique, est de langue germanique; le second est de langue latine; le troisième est inter- médiaire, germanique d'origine, mais fortement mélangé de roman par l'effet de la conquête normande. Le premier est le plus ancien, je parle des monuments de langue : on remonte, dans le domaine germanique, jusqu'au quatrième siècle, aux Goths et à Ulfilas, à une époque le latin était encore vivant, et il n'était aucunement question des langues romanes. Le second est postérieur, et son idiome commence à se dégager vers le neuvième siècle. Le troisième est le dernier en date; au quatorzième siècle l'anglais se forme de la combinaison d'un fonds germanique avec un mélange français. C'est ainsi que se partage l'histoire des langues dans l'Occident.

xxii PRÉFACE.

La langue française, en tant que langue distincte du latin , a commencé d'exister dans le courant du neuvième siècle, du moins à en juger par les monuments écrits. Un trouvère du douzième siècle, Benoit, nous apprend que des vers satiriques en cette langue furent faits contre un comte de Poitiers qui s'était mal conduit dans un combat avec les pirates normands. Ces vers du neuvième siècle ne nous sont point parvenus, et nous n'avons d'une aussi haute antiquité que le serment des fils de Louis le Débonnaire.

Le dixième siècle n'est guère plus riche en textes. La langue vulgaire, cela est certain, ne faisait que bégayer, et, quand il s'agissait d'écrire, c'était au latin que l'on recourait. Deux très-courts échantillons du parler d'alors nous ont été con- servés: c'est le Chant d'Eulalie et le Fragment de Valenciennes. Le Chant d'Eulalie est une petite composition qui n'a que vingt-huit vers; le Fragment de Valen- ciennes est un lambeau de sermon trouvé sur la garde d'un manuscrit, décollé à grand'peine et lu avec non moins de difficulté. Quelque courts qu'ils soient, ces textes spnt précieux et curieux par leur date.

C'est au onzième siècle que commencent les grandes compositions poétiques; mais comme ces compositions, d'abord écrites en assonances, furent remaniées dans le siècle suivant en rimes exactes , il ne nous reste que bien peu de poèmes que l'on puisse faire remonter avec certitude jusque-là. Cependant ce n'est point une témérité que d'attribuer au onzième siècle la Chanson de Roland, qui a conservé les assonances primitives et qui porte d'ailleurs toute sorte de caractères d'ancienneté. Les Lois de Guillaume, imposées par le conquérant à l'Angleterre lorsqu'il y établit le système féodal, sont incontestablement du onzième siècle; seulement les textes que nous en avons ne sont pas purs de toutes retouches ni de ces influences qui donnèrent au français parlé en Angleterre un cachet particulier. Rien de pareil ne peut être repro- ché au Poème de Saint Alexis, qui est un excellent texte de la langue écrite du onzième siècle. Il n'y a que ces trois documents pour la période qui compte ses années depuis 1001 jusqu'à 1100.

Celle qui les compte de 1101 à 1200*voit se développer dans son essor le mouve- ment et le travail commencés dans le siècle précédent. Le douzième siècle est l'âge classique de l'ancienne littérature. C'est alors que se composent ou se remanient les grandes chansons de geste et que se font les poèmes du cycle breton sur la Table ronde et Artus. Les textes abondent; et, ne pouvant tout citer, il faut faire un choix. On trouvera à l'historique, particulièrement mis à contribution, la geste des Saxons, le poème si remarquable de Raoul de Cambrai , les chansons du sire de Couci, le poème si bien écrit et si travaillé sur le martyre de saint Thomas de Cantorbéry, les traductions du livre des Psaumes, de Job, des Rois, des Machabées et des sermons de saint Bernard, Benoît et sa Chronique de Normandie, Wace et ses poèmes de Brut et de Rou. De la sorte, on a sous les yeux un suffisant témoignage de la manière de parler et d'écrire du temps de Louis le Gros et de Philippe Auguste.

PRÉFACE. xxm

Le treizième siècle est à tous égards la continuation du douzième; il n'innove pas, mais il ne laisse rien dépérir, et il cultive tous les genres créés dans l'âge pré cèdent. Seulement le nombre des textes conservés est plus grand; c'est une immen- sité, si à ce qui est publié on ajoute ce qui demeure inédit dans les bibliothèques. Les exemples de l'historique sont empruntés à Villehardouin et à Joinville, ces deux historiens, l'un du commencement, l'autre de la fin de ce siècle, à la Chronique de llains, à Beaumanoir, au Renart, épopée burlesque et vive satire de la société féodale, à la Rose, aux fabliaux, à la Chanson d'Antioche, à Berte aux grands pieds, à Marie de France, etc.

Le quatorzième siècle perd le goût des compositions qui avaient fait le charme des «âges précédents, et pourtant il n'est pas en état d'y suppléer par des créations de son fonds; l'originalité languit, mais cela n'empêche pas les textes d'être fort nombreux. Quelques-uns seulement figurent dans l'historique : pour la poésie, le roman héroï- comique de Baudoin de Sebourg, la vie de Bertrand du Guesclin, Machaut, Girart de Rossillon, etc.; pour la prose, Oresme, le traducteur d'Aristote, Bercheure, le traducteur de Tite Live, Modus, qui est un traité sur la chasse, le Ménagier de Paris, qui est une espèce de guide de l'administration d'une maison et d'un ménage, les Chroniques de Saint-Denis, etc.

Dans le quinzième siècle, on trouvera des citations de Froissart, qui clôt le qua- torzième siècle et qui meurt dans le quinzième, d'Alain Chartier, de Christine de Pi- san, de Charles d'Orléans, d'Eustache Deschamps, de Coquillart, de la spirituelle co- médie de Patelin, de Commines, de Villon, de Perceforest, l'un de ces romans en prose qui remplacèrent les anciennes chansons de geste, du petit Jehan de Saintré. C'est par ces écrivains que le quinzième siècle passe sous les yeux du lecteur.

Au seizième siècle se termine la partie archaïque de la langue; on ne le quitte que pour entrer dans l'âge classique. Rabelais, Amyot, Calvin, Montaigne, d'Au- bigné, Marguerite de Navarre, le conteur des Perriers et quelques autres ont été dé- pouillés; Olivier de Serres et Ambroise Paré l'ont été aussi pour le langage tech- nique de l'agriculture et de la chirurgie. Les poètes, dans cette période, n'ont pas atteint à la hauteur des prosateurs; cependant les deux Marot, le père et le fils, Joa- chim du Bellay, Ronsard, donnent encore un contingent important.

Tels sont les principaux auteurs et ouvrages, mais les principaux seulement, qui ont fourni des échantillons de leur langage. Quand la série est complète, c'est-à-dire quand on a des exemples jusqu'au onzième siècle (en avoir plus haut est rare, puisque des deux siècles précédents quelques lignes seulement nous sont parvenues), une même vue montre d'âge en âge comment le mot s'est comporté, et quelles modi- fications graduelles l'ont fait ce qu'il est aujourd'hui.

En ceci, le classement par significations troublerait tout ; le classement par ordre de temps éclaircit tout. Je citerai quelques exemples. Toutes les personnes familia-

xxiv PREFACE.

risées avec la latinité ne peuvent manquer d'être frappées du mot choisir très-voisin à' élire par le sens. Elire est, si je puis ainsi parler, du cru; il nous appartient par droit d'héritage; mais comment avons-nous l'autre, et quel est-il? Uhistorique donne la réponse. En le suivant dans son ordre chronologique, on voit que choisir a le sens d'apercevoir, de voir, et n'a que ce sens; puis, peu à peu, à côté de cette signi- fication fondamentale apparaît la signification d'élire, de trier; puis, entre les deux significations, le rapport devient inverse : c'est celle d'élire qui prédomine; l'autre n'a plus que de rares exemples ; si bien qu'au seizième siècle elle est un archaïsme , abandonné tout à fait dans le dix-septième. On comprend comment l'idée d'apercevoir s'est changée en une idée dérivée, celle de trier. A ce point, l'étymologie se pré- sente sans conteste; et notre mot vient du germanique kausjan, voir, regarder

Danger peut encore être allégué comme un de ces mots que l'historique éclaire particulièrement. Avant toute histoire et toute ancienne citation, on a été porté à y voir un dérivé du latin damnum; par exemple, damniarium, d'où danger ou dangier. Mais d'abord l'idée de dommage n'est pas tellement voisine de celle de péril, qu'une simple conjecture, sans preuve de textes, suffise à établir le passage de l'une à l'autre. De plus, la langue du droit a, dans quelqu'un de ses recoins, conservé des emplois danger ne signifie aucunement péril, mais signifie la défense qu'impose une autorité. Enfin, ce qui est décisif, l'historique élève deux objections fondamentales : la première, que la forme primitive est non pas danger, mais dongier ou donger; la seconde, que le sens primitif est non pas péril, mais pouvoir, autorité, et, par suite, interdiction, défense. Il faut donc, quant à l'étymologie, ne considérer que cette forme et ce sens; on satisfait à l'une et à l'autre à l'aide du latin dominium, seigneurie, pouvoir, fournissant par dérivation la forme fictive dominiarium , ou la forme réelle dongier. On voit les conditions précises imposées à l'étymologie; il faut qu'elle soit explicative de la forme et du sens. Elle vient pour ces deux, forme et sens, d'expliquer dongier; il lui reste à expliquer danger. C'est une habitude beau- coup plus étendue dans l'ancienne langue, mais dont il reste des traces dans la mo- derne, de changer o des latins en a, on ou un en en ou an : ainsi dame, de domina; damoiseau, de dominicellus ; volenté, de voluntas ; mains pour moins; cuens pour coms (de cornes, comte), etc. A cette catégorie appartient danger, qui figure dans les textes à côté de donger, et qui n'en est qu'une variante dialectique. Voilà pour la forme; quant au sens, on voit, en suivant la série historique, que vers le quatorzième ou quin- zième siècle se trouve estre au danger de quelqu'un, qui signifie également être en son pouvoir et courir du péril de sa part. est la transition; dès lors le sens de péril devient prédominant; on oublie l'autre peu à peu, si bien que, quand l'ancienne et propre signification est exhumée des livres, on la méconnaît; et l'on douterait de l'identité, si l'on ne tenait tous les chaînons.

Ce sont ces chaînons qui permettent de rattacher dais au latin discus dans le

PRÉFACE. xxv

sens de table à manger. Les anciens textes sont concordants : un dais y est toujours la table du repas, et particulièrement du repas d'apparat, de celui des princes et des seigneurs. Puis, comme le repas d'apparat occupait un endroit élevé au-dessus du sol, dais passe au sens d'estrade; enfin, comme l'estrade est souvent recouverte de draperies qui la décorent, le sens actuel de dais s'établit, et les autres qui ont servi d'intermédiaire tombent en désuétude.

Les mots, comme les familles, sont exposés à perdre leur noblesse et à descendre des significations élevées aux basses significations. L'historique, qui est leur arbre généalogique, en fait foi. Voyez donzelle ; c'est un terme du langage familier, d'un sens très-dédaigneux et appliqué à des femmes dont on parle légèrement. Tel n'était point l'usage originel : donzelle , ou do tic 'e le , ou dancele (ces formes sont équiva- lentes) n'avait pas d'autre emploi que demoiselle ou damoiselle , dont il est la con- traction : c'était la jeune dame, la jeune maitresse, la fille de la maison, du manoir féodal; et cette signification prenait sa source dans le latin; car demoiselle est la représentation française de dominicella, diminutif de domina. C'est encore au sein de la hiérarchie domestique que valet, après avoir été dans le haut, descend dans le bas. D'abord, il fut bien loin d'appartenir aux serviteurs de la maison et de jamais prendre l'acception défavorable qui lui vient quand il sert à caractériser une complaisance servile et blâmable. Valet, et, selon l'orthographe véritable, vaslet, est le diminutif de vassal, proprement le petit vassal; or, dans le langage du moyen âge, ce petit vassal est le jeune homme des familles nobles qui en est à son apprentissage dans les fonctions domestiques et militaires. Le sens propre est resté dans varlet, qui ne se dit plus qu'en parlant des temps féodaux et qui est le même mot, Yr se substituant quelquefois à Y s. Vassal avait deux sens très-distincts dans le vieux français : il signifiait et celui qui était subordonné à un autre dans la hiérarchie féodale, et celui qui se distinguait à la guerre par sa vaillance et sa prouesse. On peut croire que l'idée de vassal, perdant sa dignité, à mesure que la société féodale dépérissait, est descendue jusqu'à celle de valet; mais l'on voit par l'exemple de donzelle, que l'usage n'a pas même besoin de ces prétextes pour faire passer un mot des rangs élevés dans les humbles positions.

11 en est de certaines locutions comme des sens détournés; si elles sont difficiles, il n'y a guère que l'historique qui en fournisse l'explication ; s'il manque à la fournir, les conjectures ne mènent d'ordinaire qu'à des incertitudes. Qui, par exemple, sans l'historique, peut deviner ce qu'est chape chute? Une chape et une chute, que veut dire cela? Et si, dans l'impuissance d'expliquer ces deux mots, on cherche à les interpréter en attachant à chape et à chute un autre sens que celui qui leur est propre, quelle confiance avoir en d'aveugles tâtonnements? Rien n'est à changer au sens de ces mots; c'est bien de chape qu'il s'agit; chute est le participe chu ou chut, devenu substantif dans notre mot chute, conservé dans la seule locution chape chute, qui dès lors signifie chape tombée. Or cette chape chute ou chape tombée

ÎCCT. DE LA LANGUE FRANÇAISE. I. d

*xvi PHKIAC;..

figure dans un vieux récit du trouvère Wace sur la justice rigoureuse du duc Rolloï.; ou Rou en Normandie. Une femme s'empare d'une chape chute et est punie; de vient la locution de chape chute pour chose de quelque valeur que l'on trouve, et dont on s'empare; et c'est ainsi que, dans la Fontaine, le loup, rôdant autour de la maison l'enfant pleurait, attendait chape chute, c'est-à-dire quelque aubaine.

Par une efficacité de même genre, l'historique ramène parfois à des origines distinctes des mots qui sont allés se confondant par une vicieuse assimilation. Le a jouer et le a coudre est-ce étymologiquement la même chose? Et, s'ils sont différents, quelle est la forme primitive de chacun? Du premier coup d'œil, la lecture des textes successifs tranche la question, montrant que le a jouer est toujours dé, et ne change pas en remontant vers les anciens temps, au lieu que le h coudre quitte une apparence trompeuse, cesse d'être assimilé à l'autre et de- vient deel, lequel indique le latin digitale.

Chaque époque a son genre de néologisme. L'historique en donne la preuve : tels mots n'apparaissent qu'au quatorzième siècle, tels autres datent du quinzième ou du seizième. Ce sont des additions continuelles; il est vrai que des pertes non moins continuelles agissent en sens inverse; tous les siècles font entrer dans la désuétude et dans l'oubli un certain nombre de mots ; tous les siècles font entrer un certain nombre de mots dans l'habitude et l'usage. Entre ces acquisitions et ces déper- ditions, la langue varie tout en durant. Un fonds reste qui n'a pas changé depuis le onzième et le douzième siècle ; des parties vont et viennent, les unes périssant, les autres naissant. C'est cette combinaison entre la permanence et la variation qui con- stitue l'histoire de la langue.

VIII. PATOIS-, LANGUES ROMANES.

Les patois, dans l'opinion vulgaire, sont en décri , et on les tient généralement pour du français qui s'est altéré dans la bouche du peuple des provinces. C'est une erreur. Je montrerai plus loin, à l'article Dialectes, que les patois sont les héritiers des dialectes qui ont occupé l'ancienne France avant la centralisation monarchique commencée au quatorzième siècle , et que dès lors le français qu'ils nous conservent est aussi authentique que celui qui nous est conservé par la langue littéraire. Cela étant, un dictionnaire comme celui-ci ne pouvait pas les négliger; car ils complètent des séries, des formes, des significations.

En fait de langue et de grammaire, des exemples mettent les choses bien plus nettement sous les yeux que ne font les raisonnements. Je prends de nouveau notre mot danger, pour en faire l'étude par les patois comme j'en ai fait l'étude par l'historique , et pour y montrer comment les patois et l'historique se donnent

PRÉFACE. xxvn

souvent la main. De quelque manière qu'il soit devenu synonyme de péril, qui est le terme propre, le terme d'origine latine (periculum), le français littéraire ne donne rien au delà de cette acception présente. Mais allons aux patois ; aussitôt la signification s'é- tend et ouvre des aperçus dont il faut tenir compte. Dangier, en normand, signifie domi- nation, puissance; et dangî, en wallon, nécessité, péril. Sont-ce des sens arbitraires et nés de caprices locaux ? Pas le moins du monde ; la série des textes écarte une aussi fausse interprétation. Dans l'ancien français, danger signifie autorité, contrainte, résis- tance, et le sens de péril n'y paraît qu'assez tard. L'historique, les patois, le sens d'aujourd'hui, voilà donc les éléments de toute discussion sur le classement des signi- fications du mot danger et sur son étymologie.

Certaines formes pures qui ont disparu du français sont demeurées dans les patois. Si l'on doutait que lierre fût une production fautive née de l'agglutination de l'article avec le mot {V-ierré), les patois suffiraient à en fournir la preuve; tous n'ont pas suivi la langue littéraire dans la corruption elle est tombée; et hierre, du latin hedera, se trouve dans la bouche des paysans de plusieurs provinces, tandis que les lettrés sont obligés de dire et d'écrire ce barbarisme, le lierre. Non pas que je veuille, grammairien ou lexicographe rigoureux, conseiller en aucune façon de revenir sur ce qui est accompli et d'essayer, par exemple, de restaurer hierre à la place du vicieux usurpateur lierre; y réussir serait un mal. En effet, qu'arriverait-il? L'oreille s'accou- tumant à hierre, lierre deviendrait un barbarisme insupportable, et tous les vers de notre âge classique, lierre figure honorablement, seraient déparés. On n'a que trop fait cela au dix-septième siècle, quand, déclarant entre autres dedans, dessus, dessous, adverbes au lieu de prépositions qu'ils avaient été jusque-là, on a rendu désagréables pour nous tant de beaux vers de Malherbe et de Corneille. Il est des barbarismes et des solécismes qu'il est moins fâcheux de conserver, qu'il ne le serait de les effacer.

D'autres fois les patois offrent un secours particulier à l'étymologie. Dans notre mot ornière, si l'on prend en considération le commencement or... et le sens, on sera très-porté à y trouver un dérivé du latin orbita, roue (l'ornière étant la trace d'une roue), par l'intermédiaire d'une forme non latine orbitaria, mais qu'on peut supposer. Cependant des scrupules étymologiques persistent, et la présence de Yn au lieu du b entretient les doutes; car orbita, par l'intermédiaire A' orbitaria, aurait donner or bière, non ornière. Si orbière était quelque part, il éclaircirait ornière, qui ne pour- rait pas en être séparé. Il est en effet quelque part; le wallon a ourbîre , qui signifie ornière, et de la sorte le chaînon nécessaire est trouvé.

Un fait qui est certain, bien qu'il n'ait pas été très-remarque, c'est que de temps en temps il s'introduit dans la langue littéraire des mots venus des patois , particu- lièrement des patois qui, avoisinant le centre, ont avec lui moins de dissemblance pour le parler. Cela n'est point à regretter; car ce sont toujours des mots très- français et souvent des mots très-heureux , surtout quand il s 'agit d'objets ruraux et

xxviii PREFACE.

d'impressions de la nature. Cette introduction se fait principalement par les récits de comices agricoles et de congrès provinciaux, par les journaux, par les livres. Il est possible que, grâce à une plume célèbre, le mot champi (enfant trouvé), qui est usité dans tout l'Ouest, prenne pied dans la langue littéraire.

Pour ces raisons, j'ai fait usage des patois. Malheureusement toutes ces sources de langue qui coulent dans les patois sont loin d'être à la portée du lexico- graphe. Il s'en faut beaucoup que le domaine des parlers provinciaux ait été suffi- samment exploré. Il y reste encore de très-considérables lacunes. C'est aux savants de province à y pourvoir; et c'est à l'Académie des inscriptions et belles-lettres à encourager les savants de province.

La place que j'ai accordée aux patois est petite et ne dépasse pas la rubrique que j'ai intitulée étymologie. je recueille toutes les formes qu'ils fournissent, autant du moins que les glossaires qui ont été publiés me l'ont permis-, je les mets les unes à côté des autres, et souvent elles me servent à la discussion étymologique, quelque- fois à la détermination des sens et à leur classification; dans tous les cas elies complè- tent l'idée totale de la langue française, en rappelant qu'elle a eu des dialectes, et qu'avant d'être une elle a été nécessairement multiple, suivant la province et la localité.

Je dirai des langues romanes ce que je viens de dire des patois : je leur donne une petite place à I'étymologie, citant avec soin les mots qu'elles m'offrent en correspon- dance avec le mot français; et elles me servent à la discussion étymologique et à la détermination du sens.

A l'article langues romanes, dans le Complément de cette préface, j'exposerai avec quelques développements les rapports des langues romanes entre elles et la position que le français y occupe. Pour le moment, je veux seulement expliquer l'usage de ce dictionnaire, c'est-à-dire indiquer quelles sont les parties qui le composent, quelle place ces parties y occupent et à quel office elles sont employées.

Dans la plupart des cas, un mot français n'est point un mot isolé dans l'Occident, mais il est également provençal, espagnol, italien, soit qu'il provienne du latin, ce qui est l'ordinaire, soit qu'il provienne du germanique ou d'autres sources. Cette simul- tanéité ne peut pas ne pas être consultée pour I'étymologie; I'étymologie, à son tour, réagit sur la connaissance des acceptions primitives et sur leur filiation. Et dès lors il devient nécessaire de faire une place, petite sans doute, mais déterminée, à la com- paraison des langues romanes, pour chaque mot qu'elles ont en commun.

IX. ETYMOLOGIE.

L'étymologie a pour office de résoudre un mot en ses radicaux ou parties compo- santes, et, reconnaissant le sens de chacune de ces parties, elle nous permet de

PREFACE. xxix

concevoir comment l'esprit humain a procédé pour passer des significations simples et primitives aux significations dérivées et complexes.

L'étymologie est primaire ou secondaire : primaire, quand il s'agit d'une langue a laquelle, historiquement, on ne connaît point de mère; secondaire, quand il s'agit d'une langue historiquement dérivée d'une autre. Ainsi l'étymologie romane, et, en particulier, française, est secondaire, remontant pour la plupart des mots au latin, à l'allemand, au grec, etc. Puis l'étymologie latine, ou grecque, ou allemande, est pri- maire; ces idiomes n'ont pas d'ascendants que nous leur connaissions, mais ils ont des frères, le sanscrit, le zend, le slave, le celtique; ce sont autant de termes de comparaison pour l'étymologie primaire, qui s'efforce d'isoler les radicaux irréduc- tibles, de déterminer quel en fut le sens et d'en faire la nomenclature.

Dans ce dictionnaire, il n'est question que de l'étymologie secondaire et seulement de la langue française. Le problème à résoudre est de trouver pour chaque mot français le mot ancien dont il procède et l'origine, de la signification que prend le mot ancien en devenant le mot moderne. 11 s'en faut, certes, que le problème soit résolu pour tous les mots; mais il l'est pour beaucoup; et sur ce terrain de l'étymologie secondaire, qui est plus rapproché de nous et plus historique, on a d'amples et précieux documents qui enseignent comment l'esprit d'un peuple, à l'aide d'un fonds préexistant, fait des mots et des significations : ce qui jette du jour sur le terrain plus éloigné et moins histo- rique de l'étymologie primaire.

Mais l'étymologie est-elle une science à laquelle on puisse se fier , et dépasse-t-elle jamais le caractère de conjectures plus ou moins ingénieuses et plausibles ? Cette appréhension subsiste encore chez de bons esprits, restés sous l'impression des aber- rations étymologiques et des moqueries qu'elles suscitèrent. L'étymologie fut, à ses débuts , dans la condition de toutes les recherches scientifiques , c'est-à-dire sans règle, sans méthode, sans expérience. La règle, la méthode, l'expérience ne naissent que par la comparaison des langues, et la comparaison des langues est une applica- tion toute nouvelle de l'esprit de recherche et d'observation. Les savants qui les premiers s'occupèrent d'étymologie , ne pouvant consulter que la signification et la forme apparente des mots, ne réussissaient que dans les cas simples : ils n'avaient aucun moyen de traiter les cas complexes et difficiles sinon par la conjecture et l'ima- gination; et dès lors les aberrations étaient sans limites, puisqu'il ne s'agissait que de satisfaire tellement quellement au sens et à la forme.

Désormais les recherches étymologiques sont sorties de cette période rudimentaire ; et l'ancien tâtonnement a disparu. L'étude comparative a établi un certain nombre de conditions qu'il faut remplir; le mot que l'on considère est soumis à l'épreuve de ces conditions; s'il la subit, l'étymologie est bonne; s'il la subit incomplètement, elle est douteuse; s'il ne peut la subir, elle est mauvaise et à rejeter. De la sorte tout arbitraire est éliminé; ce sont les conditions qui décident de la valeur d'une éty-

xxx PREFACE.

inologie; ce n'est plus la conjecture ni l'imagination. Voici, pour l'étymologie fran- çaise, l'énumération de ces conditions; ce sont : le sens, la forme, les règles de mutation propres a chaque langue , l'historique , la filière et V accent latin. Quelques mots sont nécessaires sur chacune de ces divisions.

1 . Le sens est la première condition ; il est clair qu'il n'y a point d'étymologie possible entre deux mots qui n'ont point communauté de sens. Ainsi entre louer, donner ou prendre à location, et louer, faire l'éloge, il ne faut chercher aucun rap- port étymologique; si on en cherchait, on s'égarerait : l'un vient de locare , l'autre de laudare. Mais il ne faut pas se laisser tromper non plus par les détours divers, quel- quefois très-prolongés et difficiles à suivre, que prennent les significations. Dans l'ancien français on trouve louer, loer, avec le sens de conseiller; y verra-t-on autre chose que le verbe laudare? Non. Celui qui conseille loue ce qu'il conseille à celui qui le consulte, il en fait l'éloge; de ce sens détourné qu'anciennement louer avait pris. Et pour mentionner un exemple de notre temps, se laissera-t-on empêcher, par la différence des sens, devoir un seul et même mot dans cour, espace libre attenant à une maison, et cour de prince, ou encore cour de justice? En aucune façon; une étude exacte des significations, appuyée sur l'histoire, montre que la cour fut d'abord une habitation rurale, d'où le sens de cour de maison; puis l'habitation rurale d'un grand seigneur franc, d'où la signification relevée de résidence des princes ou des juges.

2. La forme est d'un concours non moins nécessaire que le sens. Des mots qui n'ont pas même forme soit présentement, soit à l'origine, n'ont rien de commun, et appartiennent à des radicaux différents ; mais l'identité de forme n'implique pas toujours l'identité de radical ; témoin les deux louer cités tout à l'heure. Les lettres qui composent un mot en sont les éléments constitutifs; elles ne peuvent pas se perdre, elles ne peuvent que se transformer, ou, si elles se perdent, l'étymologie doit rendre compte de ce déchet. Je comparerai volontiers les métamorphoses littérales dans le passage d'une langue à l'autre aux métamorphoses anatomiques que le passage d'un ordre d'animaux à l'autre donne à étudier. Que deviennent les os dont est formé le bras de l'homme, quand ce bras se change en patte de devant d'un mammifère, en aile d'un oiseau, en nageoire d'une baleine, en membre rudimen taire d'un ophidien? Semblablement, que deviennent les lettres d'un mot latin ou allemand qui en sont les os, quand ce mot se change en mot français? Des deux parts, pour l'étymologiste comme pour l'anatomiste, il y a un squelette qui ne s'évanouit pas, mais qui se modifie.

Il faut pousser plus loin la comparaison entre l'anatomie et l'étymologie. L'ana- tomie a ses monstruosités des parties essentielles se sont déformées ou dé- truites; l'étymologie a les siennes, c'est-à-dire des fautes de toute nature sur la signification, la contexture ou l'orthographe du mot. Ces infractions n'ont, des deux côtés, rien qui abolisse les règles ; elles sont des accidents qui en partie ont des règles secondaires, en partie constituent des cas particuliers, expliqués ou

PHÉFAGE. xxxi

inexpliqués. Ce sont les règles générales et positives qui permettent de dire qu'il y a faute même l'on ne peut connaître les circonstances ou les conditions de la faute, et de diviser tout le domaine en partie régulière et correcte et en partie altérée et mutilée par les inévitables erreurs du temps et des hommes.

Parmi les lettres, les consonnes sont plus persistantes que les voyelles ; et, parmi les voyelles, les longues plus que les brèves. Voyez peindre du latin pingere, et plaindre de plangere ; Ve bref disparaissant, il en devait résulter peingre etplaingre. Mais, au mo- ment de la transformation, l'oreille, du moins l'oreille française, ne put guère sup- porter entre la nasale n et la liquide r, que la dentale d; et ainsi naquirent peindre et plaindre; l'habitude fut de rendre par ei ou, moins bien, par ai, les combinai- sons latines en, in, em, un. Louange est un peu plus compliqué : c'est le verbe louer, avec un suffixe ange, ou plutôt enge (car telle est l'orthographe ancienne) : or vendange, àevindemia, nous apprend que ce suffixe représente emia; ce qui nous conduit à un bas-latin laudemia, qui existe en effet; de sorte que louange est fait sur le même modèle que vendange. Pour la forme comme pour le sens, on doit pren- dre garde aux transformations ; elles conduisent quelquefois bien loin un mot, qu'on méconnaîtra si on ne tient pas les gradations qui en ont changé la figure. A pre- mière vue, on ne saura, par exemple, ce que peut être notre adverbe j 'us que ; et si l'on spécule tant qu'il est dans cet état, on entreverra sans doute qu'il tient au latin usque, mais sans pouvoir en fournir la démonstration. Il y tient en effet; la forme primitive est dus que , ce qui mène à de usque, sorte d'adverbe composé comme l'est la préposition dans (de intus)', de ou di latin se changea souvent, sous l'exigence de l'oreille française, en j ou g sifflant. Jour peut aussi servir à mesurer l'espace parcouru, sans se dénaturer, par un mot qui se transforme; dans l'ancienne langue il estjorn, en italien giorno, tous deux du latin diurnus , qui lui- même provient de dies ; si bien que, très-certainement, dies et jour, n'ayant plus aucune lettre commune, mais en ayant eu, sont liés l'un à l'autre.

3. A la forme du mot on rattachera étroitement les règles de permutation des lettres. Toute forme d'un mot ne dépend pas des règles de permutation ; mais toute permutation influe sur la forme. On entend par règles de permutation le mode uniforme selon lequel chacune des langues romanes modifie un même mot latin. Il ne faut pas croire, en effet, que ces langues traitent capricieusement les combinaisons latines de lettres, et que la même combinaison soit rendue par cha- cune d'elles, tantôt d'une façon, tantôt d'une autre. Non, aussi la régularité est grande et prime les exceptions. Chaque langue romane eut, à l'origine, son euphonie propre, instinctive, spontanée, qui lui imposa les permutations de lettres en les réglant, et qui fit que tel groupe de lettres en latin est uniformément rendu, dans les cas les plus variés, par tel groupe de lettres en roman. Le latin maturus devient : en italien, maturo; en espagnol, maduro; en provençal, rnadur ; en français, meùr

xxxn PREFACE.

et, par contraction, mûr. Ce petit tableau ou diagramme montre comment un même mot peut être traité par chacune des quatre langues : l'italien est aussi voisin que possible du latin; l'espagnol change la consonne intermédiaire; le provençal la change aussi et efface la finale; le français, qui efface semblablement cette finale, supprime de plus la consonne médiane. Supprimer les consonnes médianes des mots latins est un des caractères spécifiques du français, par rapport aux autres langues romanes, et ce qui l'écarté le plus, en apparence, non au fond, du latin.

On peut, pour le français, citer entre autres les habitudes ou règles suivantes : en général, dans le corps du mot, les syllabes non prosodiquement accentuées sont supprimées, d'où résulte une contraction du mot latin, comme dans sollicitare , soulcier (soucier); ministerium, mestier (métier); monasterium, moustier (moutier); cogitare, cuider; cupiditare, mot du bas-latin, convoiter; œstimare, esmer,etc. Il arrive souvent qu'une consonne est supprimée, ce qui produit le rapprochement des voyelles, rapprochement que nos aïeux paraissent avoir aimé : securus, seùr (sûr); ma- turus, meùr (mûr); regina, reine (reine); adorare, aorer (adorer); Ji de lis, féal; legalis, loyal, etc. Enfin, quand deux consonnes sont consécutives dans le latin , le français a deux modes de les traiter : ou bien il en supprime une, adversarius , aversaire (le d a reparu dans le français moderne), advocatus , avoué, etc. ; ou bien l'une d'elles se fond avec la voyelle antécédente pour en modifier le son : alter, autre; altar, autier, aujourd'hui autel, etc. La partie initiale du mot est en général respectée par le français, sauf un seul cas, celui le mot commence par une s suivie d'une autre consonne; alors le français, qui trouve cette articulation pénible, la facilite par un e prosthétique : scribere, escrire (écrire) ; species, espèce ; stringere , estreindre (étreindre); spissus, espois (épais), etc. On comprend que les mots tels que statue, spécial, etc. ne sont que des exceptions apparentes; l'ancienne langue a dit especial et aurait dit estatue. Pour le reste, le français conserve cette partie initiale telle que le latin la donne; on ne peut plus mentionner que des exceptions très-rares, comme l'addition du g dans g-renouille, qui vient de ranuncula; le changement de t en c dans craindre, qui vient de tremere. Surtout, notre langue ne se permet pas ces suppres- sions, qui sont fréquentes dans l'italien, comme rena pour arena, le sable, badia, abbaye, etc. On ne peut guère citer, et encore dans l'ancien français, que li vesque pour li evesques , qui d'ailleurs se disait aussi {vesque ayant été formé par une in- fluence provençale ou italienne : en provençal, vesque; en italien, vescovo).

Quant à la partie finale du mot, je me contente de noter ces particularités : la termi- naison latine ationem devient aison : sationem, saison', venationem, venaison ; orationern, oraison ; la finale sionem ou tionem se change généralement en son : mansionem, maison ; potionem, poison; suspicionem, soupçon, etc. La finale iculus, icula, iculum, devient cil ou il : periculum, péril; vermiculus, vermeil ; la finale alla devient aille : animalia, au- maille; la finale ilia devient eille : mirabilia, merveille ; la finale aculum devient souvent

PREFACE. xxxui

ail: suspiraculum, soupirail ; quelquefois simplement acle : miraculum, miracle. La finale arius devient aire ou ier : contrarius, contraire, primarius, premier. La finale aticus, aticum, s'exprime par âge : viaticum, voyage. Les finales enge, inge, onge, provien- nent de emia, imius, omia ou omnia : simius, singe ; somm'ari, songer. Le double w germanique se rend parg-a : guerre, de werra. Un suivie d'une r exige souvent l'in- tercalation d'un d : veneris dies, ven'ris dies, vendredi; ponere, ponre, pondre.

Ces exemples, qu'il serait facile d'étendre davantage, suffisent ici. Une fois que les règles de permutation ont été ainsi obtenues par la comparaison de beau- coup de cas, on s'en sert comme d'une clef. Prenons le verbe ronger : comparé à songer, qui vient de somm'ari, ronger viendra de rumniare , dit, par l'épen thèse très-commune d'un /, pour rumnare ; de sorte que ronger est proprement ruminer. Cette déduction , que la théorie suffirait pour assurer, est vérifiée de fait par les patois , qui disent en effet ronger pour ruminer. De la même façon, on trouvera une élégante étymologie de notre mot âge : l'accent circonflexe indique une contraction; en effet, la forme complète est eage ou aage, et, dans les plus vieux textes, edage; dès lors tout est clair : le corps du mot est ea ou eda, représentant œta, du latin œtatem; la finale âge représente aticum; et l'on remonte sans conteste à un mot bas- latin œtaticum, réel ou fictif, qui sert d'intermédiaire entre le français âge et le latin œtas. Ce que sont les mots bas-latins ainsi formés, on le comprend; ils n'ont rien de commun avec les intermédiaires imaginés par les anciens étymologistes. Ceux-ci ne connaissaient pas les règles de permutation, et ils inventaient des thèses pour jus- tifier leur étymologie ; elle dépendait de ces intermédiaires qui en dépendaient à leur tour; c'était un cercle vicieux. Aujourd'hui rien de semblable; on sait exac- tement quelle est la forme qui en bas-latin peut répondre à la forme romane ; et quand, ne la trouvant pas, on la reconstitue, on ne fait que mettre complètement sous les yeux du lecteur une série d'ailleurs assurée; cela >ert à représenter l'expli- cation, non à la fonder.

4. L: historique , en regard des formes diverses données par les langues romanes, fournit les formes et les significations primitives. Sans la connaissance de ces formes et de ces significations , il n'y a guère d'étymologie qui puisse être cherchée avec sécurité, je parle des étymologies non évidentes de soi. C'est parle défaut d'histo- rique qu'il est en beaucoup de cas impossible d'expliquer les noms de métier. Quand on n'a que la conjecture , des chemins divers sont ouverts pour atteindre la forme primitive, le sens primitif; mais, quand on a un historique, le chemin prend une direction fixe dans laquelle il faut s'engager. Ainsi basoche vient de basilica, cela est certain; mais comment est-ce certain? C'est que tous les lieux qui portent le nom de basoche ont basilica pour nom latin ; cela posé, basilica donne baselche, réel ou fictif, peu importe, car on sait par des exemples suffisants que le latin ilica ou ilice donne elce ou elche ; puis, par le changement connu de el en eu ou o, baselche devient

DICT. DE LA LANGUE FRANÇAISE. . I. t

xxxiv PRÉFACE.

basoche, avec l'accent tonique sur la syllabe qui est, en latin, accentuée (basilica) ; d'ail- leurs le sens convient, puisque la basilique désignait un édifice se rendait la justice.

Il est encore un autre service que l'historique rend à l'étymologie, c'est de lui signaler les cas un mot s'établit par une circonstance fortuite. Dans l'ignorance de cette circonstance, on s'égare à mille lieues, cherchant à interpréter par la décom- position ou par la ressemblance un mot qui, d'origine, ne tient ni par la forme ni par le sens à aucun élément de la langue. Si l'on ne savait que espiègle vient d'un recueil allemand de facéties intitulé Eulerispiegel (le Miroir de la Chouette), n'irait-on pas en cherchant à ce mot une étymologie plausible ? Si le dix-huitième siècle ne nous avait pas appris que la silhouette est dite ainsi d'un financier d'alors, dont on tourna en ridicule les réformes et les économies, y aurait-il rien de plus malencontreux que de tâcher à décomposer ce mot en éléments significatifs ? Un cas de ce genre m'a été fourni par mes lectures, et de la sorte j'ai pu donner une étymologie nécessairement manquée par tous mes devanciers qui n'avaient pas mis la main sur ce petit fait. Il s'agit de galetas; Ménage le tire de valetostasis , station des valets; Scheler songe au radical de galerie; on a cité un mot arabe, calata, chambre haute; Diez n'en parle pas, ce qui, en l'absence de tout document, était le plus sage. Quittons le domaine des conjectures qui ne peuvent pas plus être réfutées que vérifiées, et venons aux ren- seignements particuliers qui, dans des significations que j'appellerai fortuites, con- tiennent seuls explication. Galetas est de l'efficacité de ces trouvailles une excel- lente preuve; en effet, qui le croirait? c'est la haute et orgueilleuse tour de Galata à Constantinople qui, de si loin, est venue fournir un mot à la langue française. Galata a commencé par quitter l'acception spéciale pour prendre le sens général de tour, puis il s'est appliqué à une partie d'un édifice public de Paris; enfin ce n'est plus aujourd'hui qu'un misérable réduit dans une maison. Il n'a fallu rien moins que l'expédition des croisés de la fin du douzième siècle, leur traité avec les Véni- tiens qui les détourna de la terre sainte sur Constantinople, la prise de cette ville, l'établissement momentané d'une dynastie française à la place des princes grecs, pour que le nom d'une localité étrangère s'introduisît dans notre langue et y devînt un terme vulgaire. Galetas est allé toujours, se dégradant; parti des rives du Bosphore dans tout l'éclat des souvenirs de la seconde Rome, il s'est obscurément perdu dans les demeures de la pauvreté et du désordre.

5. La filière est, par comparaison avec l'instrument de ce nom, une suite de pertuis par lesquels le mot doit passer ; ces pertuis sont les formes qui lui appartien- nent dans les langues romanes. Pour qu'une étymologie soit valable, il ne suffit pas qu'elle satisfasse à la condition française du mot; quand ce mot est commun à toutes les langues romanes ou à plusieurs, il faut qu'elle satisfasse à la condition italienne , espagnole, provençale. Soit, par exemple, le mot encre; l'italien dit inchiostro ; il fau- dra donc trouver un mot latin qui convienne à la fois à encre et à inchiostro ; ce

PREFACE. xxxv

mot latin est encaustum, qui, de la signification d'encaustique, était passé à celle d'encre, dès Isidore et le sixième siècle; et sacrum encaustum désignait une encre de pourpre réservée à l'empereur. Encaustum avait deux prononciations : l'une latine, avec l'accent sur caus, a donné l'italien inchiostro ; l'autre grecque, avec l'accent sur en (lyxouKTTov), a donné le français encre. Autre exemple : dans la finale âge, qui répond à la finale latine aticus, la filière est pleinement satisfaisante ; sauvage, de sylvaticus, présente la forme l'étymologie est le plus masquée; l'italien, parles deux gg (seluag- gio), fait connaître que la finale avait plus d'une consonne; enfin le provençal met à découvert la seconde consonne (selvatgè). En revanche, ce qui rend l'étymologie du verbe aller si difficile, et, à vrai dire, impraticable jusqu'à présent, c'est la filière qui ne laisse pas passer toutes les formes romanes ; ces formes sont : en italien, anclare; en es- pagnol, andar; en provençal, anar; en français, aller, et aussi, dans l'ancienne langue, aner. Il est malaisé de voir, dans ces mots qui se touchent par le sens et même un peu par la forme, des mots différents ; mais il est impossible qu'ils traversent tous la filière : l'un passe, l'autre est arrêté ; telle forme latine (aditare) qui donnerait très-bien l'italien andare , s'il était seul, ne donne plus le provençal ou le français. Si on les prend comme ayant même radical, on ne peut rendre compte de la trans- formation ; si on les prend comme ayant des radicaux différents, on perd la garantie de la comparaison, et on n'a plus que des conjectures plus ou moins plausibles.

La particule péjorative mes (mésestimer, mésuser, mespriser, etc.) est un des exem- ples où ressort particulièrement la nécessité de la filière. A première vue on croirait qu'elle représente la particule allemande miss (en anglais mis), qui a même sens et même forme ; avec le français seul et surtout avec l'italien qui dit mis, il serait im- possible d'échapper à cette conclusion. Mais allons plus loin et poussons jusqu'au bout la filière : mes ou mis devient, dans les mots parallèles, en provençal mens, menés (mesprezar, mensprezar ou menesprezar, mépriser), en espagnol et en portugais menos (menospreciar, menosprezar). Ce n'est donc pas à la particule allemande miss qu'on a affaire; elle ne donnerait ni mens, ni menés, ni menos; c'est à l'adverbe latin minus , moins , qui donne menos, menés, mens, et, par la suppression non rare de la nasale devant Ys, mes, puis, par altération de la voyelle, mis en italien.

6. Enfin Y accent tonique latin est, dans la recherche des étymologies romanes, de première importance. On nomme accent tonique ou, simplement, accent, l'élévation de la voix qui, dans un mot, se fait sur une des syllabes. Ainsi, dans raison, l'accent est sur la dernière syllabe, et, dans raisonnable, il est sur l'avant-dernière syllabe. L'accent tonique peut être dit l'âme du mot; c'est lui qui en subordonne les parties, qui y crée l'unité et qui fait que les diverses syllabes n'apparaissent pas comme un bloc informe de syllabes indépendantes. En français, il n'occupe jamais que deux places : la dernière syllabe, quand la terminaison est masculine; l'avant- dernière, quand la terminaison est. féminine. L'une et l'autre de ces places ont leur

xxxvi PllÈFACE.

cause dans l'accentuation latine. Celle-ci, sans avoir une règle aussi simple que l'ac- centuation française, est beaucoup moins compliquée que l'accentuation grecque. En voici la règle essentielle en deux mots : la langue latine recule l'accent tonique jusqu'à la syllabe antépénultième du mot. Ainsi dans anima, animas, dominas, dominos, l'accent est sur an, sur dom; il importe peu que la finale soit longue, l'accent garde sa place. Mais si la syllabe pénultième est longue , alors l'accent se déplace et vient se fixer sur cette pénultième : dôlor, dolôrem: l'accent, qui est d'abord sur do, passe sur lo. Toutes les langues romanes obéissent à l'accent latin. Dans chaque mot, la syllabe accentuée en latin est la syllabe accentuée en français, en espagnol, en italien, en provençal; les exceptions elles-mêmes confirment la règle, c'est-à-dire qu'il est toujours possible de les expliquer, en montrant que la règle les domine. Cette puissance de l'accent est surtout remarquable dans le français, qui mutile singulière- ment le mot latin; car toutes ces mutilations portent sur les syllabes non accentuées; la syllabe accentuée est toujours respectée. Considéré dans sa forme par rapport au latin et dans son origine, je définirais le français, une langue qui conserve la syllabe accentuée, supprime d'ordinaire la consonne médiane et la voyelle brève; puis, cela fait, reconstruit le mot suivant l'euphonie exigée par l'oreille entre les éléments littéraux qui restent; et de la sorte établit sa nouvelle et propre accentuation, qui porte toujours sur la dernière syllabe en terminaison masculine, et su,r l'avant-dernière en terminaison féminine. On définirait autrement les autres langues romanes; mais il de- meure avéré, pour lui comme pour elles, que toute étymologie qui pèche contre l'ac- cent latin est à rejeter, si elle n'a pas d'ailleurs quelque explication précise et valable. Telles sont les conditions déterminées que désormais l'étymologie doit remplir. La recherche a des limites qui l'assurent et, j'allais dire en songeant à quelques rêveries anciennes ou modernes, des garde-fous qui la protègent. En dehors de ces limites commence la conjecture, que dès lors on donne uniquement pour ce qu'elle vaut. En dedans de ces limites s'exerce l'habileté étymologique ; car, pour avoir posé les règles, on est loin d'avoir tout fait, on a seulement mis l'outil entre les mains de l'ouvrier. Les difficultés étymologiques sont, dans les langues romanes, beaucoup plus grandes et plus nombreuses qu'on ne le croit communément.

Dans la composition des articles de ce dictionnaire, j'ai placé l'étymologie tout à fait en dernier lieu ; c'est qu'en effet elle ne peut être discutée à fond qu'après que tous les documents ont passé sous les yeux, à savoir les significations, les emplois, l'historique, les formes des patois et celles des langues romanes. Les éléments de la discussion une fois rassemblés, il ne reste plus qu'à en tirer le meilleur parti possible.

C'est dans ce dictionnaire que, pour la première fois, on trouvera traitée dans sa généralité l'étymologie de la langue française. Jusqu'à présent il n'y a eu que des travaux partiels; ici est un travail d'ensemble. Habitué aux méthodes rigoureuses, j'ai peu usé de la conjecture. Aussi reste-t-il de notables lacunes, surtout pour les

PREFACE. xxxvii

termes de métier, qui rarement ont un historique et pour lesquels on est loin de savoir toujours si l'acception est propre ou figurée. Mais j'ai l'espérance que bien des rap- prochements qui m'ont échappé ressortiront quand les étymologistes auront sous les yeux ce premier essai d'un travail complet, et que plus d'une lacune sera comblée.

L'étymologie a toujours excité la curiosité. Il est, on peut le dire, peu d'esprits qui ne s'intéressent à ce genre de recherches ; et plus d'une fois ceux, qui s'occupent le moins de l'étude des mots ont l'occasion d'invoquer une origine à l'appui d'une idée ou d'une explication. Cet intérêt n'est ni vain ni de mauvais aloi. Pénétrer dans l'intimité des mots est pénétrer dans un côté de l'histoire; et, de plus en plus, l'his- toire du passé devient importante pour le présent et pour l'avenir.

X. CONCLUSION.

Cette préface s'est prolongée d'explication en explication, et elle s'étend encore dans un Complément qui en fait partie et qui traite plusieurs questions , séparées du reste comme accessoires, introduites comme éclairant et vivifiant l'ensemble. Sans doute, à un dictionnaire tel que celui dont j'ai exposé la structure a-t-il fallu, pour que le lecteur pût l'apprécier, une longue introduction. Si l'on veut bien s'arrêter encore un moment, je rappellerai que mon travail est constitué de deux parties distinctes mais connexes. L'une comprend les diverses significations rangées suivant leur ordre logi- que, les exemples classiques ou autres les emplois du mot sont consignés, la pronon- ciation discutée quand il y a lieu, et les remarques de grammaire et de critique que l'article comporte. L'autre comprend l'historique, les rapports du mot avec les patois et les langues romanes, et, finalement, l'étymologie. Ces deux parties se complètent l'une l'autre; car la première, celle de l'usage présent, dépend de la seconde, celle de l'histoire et de l'origine. Les séparer peut se faire et s'est fait jusqu'à présent; mais la première sans la seconde est un arbre sans ses racines, la seconde sans la première est un arbre sans ses branches et ses feuilles ; les avoir réunies est l'originalité de ce dictionnaire.

Arriver à l'idée la plus étendue du mot tant dans sa constitution ou anatomie (fue dans son emploi ou fonction est le but. Cette idée implique l'histoire, la compa- raison, l'étymologie : c'est pourquoi l'histoire, la comparaison, l'étymologie sont devenues les pivots autour desquels tourne mon travail.

Par se découvre un autre point de vue. Les mots ne sont immuables ni dans leur orthographe, ni dans leur forme, ni dans leur sens, ni dans leur emploi. Ce ne sont pas des particules inaltérables, et la fixité n'en est qu'apparente. Une de leurs conditions est de changer ; celle-là ne peut être négligée par une lexicographie qui entend les embrasser toutes. Saisir les mots dans leur mouvement importe; car un mouvement existe. La notion de fixité est fausse; celle de passage, de mutation, de développement est réelle.

xxxvui PRÉFACÉ.

Je n'ai prétendu à rien de moindre qu'à donner une monographie de chaque mot, c'est-à-dire un article tout ce qu'on sait sur chaque mot quant à son origine, à sa forme, à sa signification et à son emploi, fût présenté au lecteur. Cela n'avait point encore été fait. Il a donc fallu, pour une conception nouvelle, rassembler des matériaux, puis les classer, les interpréter, les discuter, les employer. Je n'ai certai- nement suffi ni à les réunir tous ni à tous les éclaircir; et déjà des trouvailles que je rencontre ou qu'on me signale m'apprennent que des choses d'un véritable intérêt m'ont échappé. Aussi, dans un si grand ensemble et dans l'immensité de ces recher- ches, je n'ai besoin d'aucune modestie pour demander l'indulgence à l'égard des omissions et des erreurs. D'ailleurs un supplément sera ouvert pour tout ce qui se trouve après qu'une œuvre de beaucoup d'années est terminée.

Ce long travail, bien long surtout pour un homme qui est entré dans la vieillesse, ne s'est pas fait sans secours et sans aide. Plusieurs personnes ont dépouillé pour moi les auteurs , recueilli les exemples soit dans les textes classiques , soit dans les textes antéclassiques , compulsé des dictionnaires, préparé des matériaux. Je nommerai M. Braut; M. Huré, aujourd'hui maître de pension; M. Pommier, aujourd'hui professeur de littérature à Saint-Pétersbourg; M. Peyronnet, employé au ministère des finances; surtout M. Leblais, professeur de mathématiques, qui a le plus et le plus longtemps travaillé pour moi et a été mon compagnon le plus assidu. Cette Préface est le vrai lieu pour leur donner une marque de ma reconnaissance.

Dans le temps j'amassais mes provisions, M. Humbert, de Genève, connu par différents travaux, et entre autres par son Glossaire du parler genevois, me remit une riche collection d'exemples pris en grande partie aux tragiques français et à quelques sermonnaires. Depuis, cet estimable savant est mort; mais le témoignage que je lui aurais rendu vivant, je suis encore plus empressé de le rendre à sa mémoire et de dire que ce dictionnaire doit quelque chose à ses labeurs.

Quand, après quinze ans d'un travail non interrompu, il fallut songer à l'impres- sion, il fallut aussi songer à une nouvelle série de collaborateurs. Faire passer un ouvrage de l'état de manuscrit à l'état d'imprimé, est toujours, on le sait, une besogne rude, surtout s'il s'agit d'une aussi grosse masse qu'un dictionnaire. C'est dans cette laborieuse opération que je suis d'abord et principalement aidé par M. Beau jean, professeur de l'Université; il y est mon associé; il revoit la première et la dernière épreuve de chaque feuille. Une tâche d'une aussi longue durée ne l'a pas effrayé ; et, comme moi, il ne la quittera que terminée. Je voudrais, si ce travail doit être un titre pour moi, qu'une telle collaboration fût un titre pour lui.

Puis vient le secours de M. Sommer, issu de l'École normale et bien connu par plusieurs publications, et de M. B. Jullien, auteur d'ouvrages estimés de grammaire et de belles-lettres. Tous les deux mettent au service du dictionnaire leurs lectures, leur expérience, leur savoir; et quand j'ai sous les yeux ces épreuves sont con-

PRÉFACE. xxxjx

signées leurs observations et leurs critiques, je ne puis jamais assez me féliciter de leur zèle, de leurs lumières et de la sécurité qu'ils me donnent.

J'ai eu quelques auxiliaires bénévoles. Je citerai M. Laurent-Pichat , nom cher aux lettres; il a bien voulu me communiquer d'utiles remarques. Je citerai aussi M. Deroisin, avocat, l'un de mes jeunes amis; lui m'a fourni des indications surtout en ce qui concerne les termes de droit et d'économie politique.

J'aurais quelques remords à laisser sans mention deux autres auxiliaires, tous deux morts depuis longtemps, et dont les travaux inédits et enfouis dans les bibliothèques ne sont connus que de quelques érudits. Je veux parler de Lacurne de Sainte-Palaye et de Pougens. Lacurne de Sainte-Palaye, qui est du siècle dernier, avait préparé un dictionnaire du vieux français dont il n'a été publié qu'un premier tome ; les maté- riaux qu'il avait recueillis remplissent beaucoup d'in-folio qui sont déposés à la Biblio- thèque impériale; ces matériaux consistent en exemples pris dans les anciens auteurs; je les ai eus constamment sous les yeux, et j'y ai trouvé de nombreux et utiles supplé- ments à mes propres recherches. J'en dois dire autant de Pougens. Lui est de notre siècle; il avait projeté un Trésor des origines de la langue française ; un Spécimen en a été publié en 1819, et deux volumes, sous le titre à' Archéologie française, en ont été tirés. Pour s'y préparer, il avait fait des extraits d'un grand nombre d'auteurs de tous les siècles ; ses dépouillements sont immenses ; ils remplissent près de cent volumes in-folio; c'est la bibliothèque de l'Institut qui les conserve, et ils n'y sont que depuis deux ou trois ans; j'y jette les yeux à mesure que j'imprime, et avec cette aide je fortifie plus d'un article, je remplis plus d'une lacune. Les manuscrits de Lacurne de Sainte-Palaye et de Pougens sont des trésors (ouverts à qui veut y puiser ; mais on ne peut y puiser sans remercier ceux qui nous les ont laissés.

Ici se clôt mon compte de débiteur. On le voit, mon entreprise est œuvre parti- culière et d'un seul esprit, en tant du moins que conception et direction. Telle qu'elle est, elle a été conduite au point la voilà par un travail assidu, et, pour me servir des expressions du fabuliste, par patienoe et longueur de temps. Il sera besoin encore de plusieurs années pour terminer l'impression et la publication du tout. Quel est le sexagénaire qui peut compter sur plusieurs années de vie, de santé, de travail? Il ne faut pas se les promettre, mais il faut agir comme si on se les promettait, et pousser activement l'entreprise commencée.

Pour la mener à bien, en ce qui dépend des hommes, une bonne fortune m 'est échue, c'est que mon éditeur est mon ami. La plus vieille amitié, celle du collège, nous lie : elle s'est continuée dans une étroite intimité pendant toute notre vie; et maintenant elle se complète et s'achève, moi donnant tous mes soins à ce livre qu'il édite, lui prodi- guant tous les secours de son habileté et de sa puissante maison à ce livre que je fais.

COMPLEMENT DE LA PREFACE

ou

COUP D'OEIL SUR L'HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE.

Mon plan, qui a rendu une préface nécessaire au diction- naire, rend un complément nécessaire à la préface. En effet, sous la rubrique historique, je cite beaucoup de textes qui, rangés par ordre chronologique, montrent l'ordre des chan- gements du langage. Dans l'étymologie j'invoque l'histo- rique; je l'invoque aussi plus d'une fois pour la classification des sens, pour l'explication des locutions, pour des remar- ques qui confrontent l'usage moderne et l'usage ancien, et de cette confrontation tirent des conseils. Ici donc la vieille langue est auprès de la moderne , lui prêtant appui et lumière. Mais celui qui, pour chercher et consulter, tournera les pages de ce dictionnaire, est en droit de de- mander : « Qu'est la vieille langue? En quoi ressemble-t-elle à la langue moderne, en quoi en differe-t-elle? Est-elle bar- bare, comme on le pense d'ordinaire, ou est-elle régulière? Que disent là-dessus l'érudition et les nouvelles recherches? Puisque des vers sont cités, de quel genre de versification usait-on, et quel est le rapport de notre versification avec l'ancienne? Puisque le français a déjà duré tant de siècles, quelle en est l'histoire? Et enfin quel est, parallèlement à cette histoire, le développement de la littérature? »

La réponse à ces questions est dans sept chapitres qui se suivent et s'intitulent ainsi : Des règles grammaticales de F ancien français; De l'ancienne orthographe et de l'an- cienne prononciation; Des règles de l'ancienne versifica- tion; 4° Des dialectes et des patois; Des langues romanes, au nombre desquelles est la langue française; Jpercu de l'histoire du français; Coup cCœil sur Vhistoire de la littérature, chapitre destiné à montrer quelle valeur et quel intérêt s'attachent aux vieux textes.

I. DES RÈGLES GRAMMATICALES DE l'aNCIEN FRANÇAIS.

Si l'on rapproche l'usage actuel de l'usage du dix-septième siècle, on note de nombreuses dissemblances. Ainsi on disait alors autant comme:

Tendresse dangereuse aulant comme importune.

( Corneille.)

On ne le dit plus. On employait dessus, dessous, dedans comme prépositions ; aujourd'hui ils sont uniquement ad- verbes. La tournure plus.... plus se rendait souvent par d'autant que.... d autant plus ,

Et d'aulant que l'honneur m'est plus cher que le jour, D'autant plus maintenant je te dois de retour.

(Corneille.)

En remontant au seizième siècle, on aperçoit des modifica- tions analogues : des tournures tombent en désuétude, d'au- tres s'introduisent; mais la syntaxe, dans ce qu'elle a d'essen- tiel, reste la même; les rapports des mots suivent des règles identiques, et l'accord s'en fait au seizième siècle comme au dix-septième et comme de notre temps.

Il n'en est plus ainsi quand on arrive aux époques an- ciennes , aux onzième, douzième et treizième siècles. Alors la syntaxe est autre, ressemblant plus à la syntaxe latine qu'à celle de l'usage moderne. Le trait le plus marqué de la dissemblance, quant à la syntaxe, entre le latin et le français actuel, est que l'un a des cas et l'autre n'en a point; eh bien , l'ancien français a des cas , non pas six comme le latin, mais deux, le nominatif ou sujet et le régime.

La formation de ce nominatif et de ce régime se fait dans une certaine catégorie de mots en vertu de l'accent latin qui se déplace du nominatif au régime, et, dans une antre caté- gorie, à l'aide de 1'*, qui, dans la deuxième déclinaison la- tine, appartient au nominatif et disparaît à l'accusatif.

Pour la première catégorie je citerai : emperere, empercor répondant au latin impcràtor, imperatorem (j'indique par un accent la syllabe qui porte l'accent tonique); sire, seigneur répondant au latin senior, seniôrem; lerre, larron répon- dant au latin Idtro, latronem; donere, doncor répondant au latin donàtor, donatàrem ; mieudre, meilleur répondant au latin mélior, meliôrem; pire, pior répondant au latin pèjor, pejorem ; abe , abè répondant au latin àbbas , abbàtem; enfe, enfant répondant au latin in fans, infdntem ; prestre, prevere ou provoire répondant au latin prcsbjter, presbyte-

pprochera de cette caté-

rum, et ainsi de suite. On m

COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE.

XLI

gorie les noms latins qui , en changeant de cas, ne chan- gent pas d'accent, il est vrai, mais prennent une syllabe de plus, dont l'effet se fait sentir dans le français : hoin, faune répondant au latin hâmo, hôminem; cuens ou cons, comte, répondant au lalin cornes, comitem, etc. Voici le paradigme :

lre catégorie des noms masculins. Singulier. Pluriel.

Nom. li emperere. li empereor.

Rég. le empereor. les empereors.

Pour la seconde catégorie, le nominatif se marque par une s qui provient de l'a du nominatif de la seconde décli- naison latine, et le régime par le thème du mot sans Ys : li chevals [calallus) ou chevaus ou chevax (caries finales als, ans, ax sont grammaticalement équivalentes, sans doute parce qu'elles l'étaient dans la prononciation), le cheval (caba/lum) ; li chevels ou cheveus (capillus), le chevel {capillum) ; li fils {filins), le fil(filium), etc. Le neutre latin s'étant perdu dans les langues romanes, les noms neutres de la deuxième déclinaison furent traités comme les noms mas- culins : li bras, le brac (brachium). Enfin, la règle de Ys se généralisant, on la donna, pour distinguer du régime le nominatif, à des mots qui n'appartenaient pas à la deuxième déclinaison: // rois, le roi; li chiens, le chien; li airs, le air; la maisons, la maison; la riens (du latin rem), la rien; li dormirs, le dormir, etc. Il arriva même, l'esprit de régu- larité grammaticale s'étendant, que cette s caractéristique du nominatif en une certaine catégorie fut introduite en l'autre catégorie qui n'en avait pas besoin ; et dans un cer- tain nombre de manuscrits on trouve, ce qui d'ailleurs est moins bon : li empereres, li doneres, li enfes, li abes, li homs, etc. ,

Dans les noms de la deuxième déclinaison latine, le plu- riel étant en /, par exemple caballi, et le régime avec une s, caballos, la langue d'oïl représenta exactement cette forma- tion : // cheval, les chevals ou chevaus ou chevax(on voit d'où vient notre pluriel chevaux). De la sorte, le pluriel se trouve reproduire inversement le singulier, ayant pour nominatif la forme du régime du singulier, et pour régime la forme du nominatif. Dans l'autre catégorie de noms, le latin étant imperatores, imperatoribus , la langue aurait dire : li em- pereors, les empereors ; mais l'influence de l'autre catégorie se fit sentir, et le nominatif pluriel, aussi, resta sembla- ble au régime singulier; de sorte que le tout devint : // em- pereor, les empereors ; li enfant, les en fans ; li abé, les ubès ; li home, les homes, etc.

Voici le paradigme :

catégorie des noms masculins.

Singulier.

Nom. li chevals. Rég. le cheval.

Pluriel.

li cheval, les chevals.

Les noms féminins à terminaison masculine, comme mai- son, cité, salut, etc. suivirent la règle commune de Ys. Quant aux noms féminins à terminaison féminine, c'est-à-

DICT. DE LA LANGUE FRANÇAISE.

dire ceux qui répondent aux noms de la première déclinai- * son latine, la règle voulait , au singulier, rose, pour les deux cas, répondant à rosa, rosam ; au pluriel, les rose (sans s) au nominatif, et les roses au régime, répondant à rosœ, rosas; cela se trouve en effet dans quelques manu- scrits. Mais l'usage prévalut de traiter ce genre de mots au pluriel comme au singulier, c'est-à-dire de ne leur donner qu'une terminaison pour les deux cas; cette terminaison fut 1'* : les roses, au nominatif comme au régime.

Pourvue ainsi de deux cas, la langue eut une syntaxe qui, sans être celle de la latinité, ne fut pas non plus celle du fran- çais moderne. Dans les emplois un mot était sujet ou attri- but appartenant au sujet, on lui donna la forme du nomi- natif; dans ceux il était complément soit d'un verbe actif, soit d'un verbe neutre, soit d'une préposition, soit d'un autre substantif, on lui donna la forme du régime : la fille le roi, la fille du roi ; // chevals iempereor, le cheval de l'empereur; plaire le seigneur, plaire au seigneur; li brans Charlon et li Rolant, l'épée de Charles et celle de Roland. Un souvenir de ces constructions s'est conservé jus- qu'à nous dans fête-Dieu, hôtel-Dieu.

Les adjectifs présentaient une particularité : ceux qui, en latin, avaient une même terminaison pour le masculin et le féminin, n'en avaient non plus qu'une seule dans le fran- çais. Ainsi, legalis ayant donné loial, on disait uns hoir, loials et une femme loia/s, au nominatif; un home loial et une femme loial, au régime. Plus tard, les adjectifs qui, venant des adjectifs latins en us, a, um, changent de finale pour le féminin , tels que bon, bonne, vrai, vraie, etc. étant les plus nombreux, il se créa une tendance à l'uniformité qui l'emporta sur la règle d'origine, et l'on finit par soumettre tous les adjectifs, quelle qu'en fût la provenance, à la même flexion , et par écrire loyale au féminin. Mais, quand on ren- contre les textes l'accord déterminé par le latin est observé, il ne faut pas se laisser tromper par l'usage moderne et pren- dre l'usage ancien pour une infraction à la grammaire. Au contraire, l'infraction est dans l'usage moderne et la correc- tion dans cet usage ancien , dont nous avons gardé grand! mère , qui serait mieux écrit grand mère, et quelques autres.

A la règle des adjectifs tient de très-près celle de la for- mation des adverbes en ment. Les langues romanes laissèrent complètement tomber les adverbes latins en ter, comme pru- denter, prudemment, et en e, comme /««/<?, malement. Ainsi obligées d'inventer, elles créèrent une combinaison nou- velle qui prévalut non-seulement dans le français, mais dans le provençal, l'espagnol et l'italien ; ce fut de prendre le sub- stantif latin mens, mentis, qui signifie esprit, de lui attribuer le sens de façon, manière, et d'en faire avec l'adjectif un composé organique ayant l'emploi d'adverbe. Cette combi- naison impliqtie des conditions grammaticales qui furent exactement remplies. Le mot mens étant féminin, il fallut que l'adjectif qui entrait dans cette composition, s'y ac- cordât ; cela fut fait, et l'on dit alors, comme nous disons encore, bonnement, saintement, hautement ; on dit vraiement, hardiement, etc. (ces derniers, nous les avons contractés en vraiment, hardiment, etc.); on dit loialment, que nous avons changé en loyalement quand les adjectifs de ce genre pri- rent Ye au féminin; on dit prudemment, l'adjectif prudent

'U-t

XLU

COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE,

étant de ceux qui, de par le latin, ont le féminin semblable au masculin ; nous avons conservé ce dernier sans lui faire subir le changement qu'a subi loialment pour devenir loyalement; mais ce changement, il l'avait subi au seizième siècle, l'on disait prudentement ; ce néologisme ne se maintint pas, et la forme ancienne, quoique en désaccord avec la réforme apportée aux adjectifs, prévalut et demeura.

Autre différence de syntaxe : le comparatif n'avait pas dans l'ancien français le même complément que dans le français moderne ; ce n'est pas le que dont on se servait, c'est la préposition de : plus grant de son frère, etc. Les langues romanes (car les autres emploient aussi cette tournure) se conforment en cela au latin, rendant de cette façon l'ablatif qui était le complément du comparatif: major fratre.

Quant à la conjugaison, la principale observation est que la première personne du singulier ne prend point d'*, à moins que cette lettre ne soit du radical : je voi,je «', etc. Ces formes sans s sont restées dans notre versification à titre de licences ; mais, bien loin d'être une licence, c'est une régu- larité, car 1'*, conformément à la conjugaison latine, type de la nôtre, n'appartient pas à la première personne (yideo, çidi), et c'est à tort que de la seconde personne , dont elle est caractéristique , on l'a étendue à la première. L'impar- fait est en oie, oies, oit : je aimoie, tu aimoies, il aimoit: ce qui représente les désinences latines abam, abas , abat; le conditionnel suit la même formation : je aimer oie, lu aime- roies, il aimeroit. Certains verbes de la première conjugai- son subissaient au présent de l'indicatif une modification qui cltange le son de la voyelle du thème :je doin, tu doins, il doint , de donner ; je aim, tu uins ,.il aint, de aimer. On trouve jusque dans le dix-septième siècle : Dieu vous doint. Ces quelques remarques sont surtout destinées à empêcher que les dissemblances qui sauteront aux yeux entre l'usage ancien et l'usage- présent ne soient prises pour des fautes. C'était l'illusion des gens du dix-septième siècle et du dix- huitième; pour Voltaire, ces dissemblances ne sont qu'une rouille de barbarie qui s'est effacée par le progrès des lu- mières, et il est plein de mépris pour le jargon qui se parlait au temps de saint Louis. Mais il n'y a aucun compte à tenir, en ce cas, de son jugement et de tout jugement pareil, car ce jugement était porté en pleine ignorance des faits; nul ne soupçonnait alors que le vieux français fût une langue à deux cas, et que cette rouille apparente, ce jargon prétendu, dépendissent de règles syntaxiques qu'on admirait grande- ment dans le latin. Une étude positive témoigne que le français ancien est plus voisin du latin que le français moderne, et qu'à ce titre il faut en écarter toutes les impu- tations de barbarie grammaticale et de jargon grossier; le latin suffit à le protéger.

Ces remarques ont aussi pour but d'aider à comprendre les textes de la vieille langue qui sont abondamment cités dans ce dictionnaire. Un peu de lecture la rend bien vite fami- lière ; pour nous le vieux français n'est point une langue étran- gère où nous ayons tout à apprendre; c'est notre propre langue dont d'avance nous connaissons le fonds. Dès qu'on a écarté le voile des différences de grammaire , dès qu'on a saisi le sens de quelques mots essentiels, on devient suffisam- ment maître de la langue pour lire couramment les textes.

II. DE L ANCIENNE ORTHOGRAPHE ET DE T. ANCIENNE PRONONCIATION.

Il faut, parmi les difficultés qui déconcertent au premier abord, compter les différences d'orthographe. Bien que l'or- thographe ancienne soit le fondement de la nôtre, cepen- dant des changements très-notables sont intervenus; on s'en étonnera d'autant moins, vu le long temps qu'embrasse l'histoire de la langue, que le court intervalle qui nous sépare du siècle de Louis XIV a suffi pour nous faire écrire une foule de mots autrement que ne les écrivaient nos pères; ainsi nous figurons par ai ce qu'ils figuraient par oi (J'aimois), par ê ce qu'ils figuraient par es (teste), etc.

Quand la langue vulgaire, se dégageant du latin, com- mença d'être écrite, on eut devant soi une règle naturelle et toute faite que l'on suivit ; ce fut l'orthographe latine qui fournit tout d'abord le gros de celle du français. Ainsi testa donna teste; tempestas donna tempeste ; amare donna amer ( aimer), et ainsi de suite. De la même façon, de aller on fit altre; de gloria, glorie ; mais ici les particularités de la prononciation française se manifestèrent; de très-bonne heure, sinon de tout temps, on prononça autre ex. gloire; si bien que l'orthographe étymologique fut obligée de céder à l'orthographe de prononciation, et que, à côté de altre et de glorie , les textes ne tardèrent pas à présenter autre et gloire.W y eut même, dans le quinzième et le seizième siècle, un moment où, combinant vicieusement le principe d'éty- mologie et le principe de prononciation, on écrivit au/tre.

11 faut dire un mot de la prononciation, car, ainsi qu'on le voit, elle est intimement liée à l'orthographe. Ce sont deux forces qui réagissent continuellement l'une sur l'autre. Quand l'enseignement grammatical est peu étendu et qu'on apprend sa langue beaucoup plus par les oreilles que par les yeux, alors c'est la prononciation qui modifie l'orthographe et la rapproche de soi. Quand au contraire les livres ont une grande part dans l'enseignement de la langue maternelle, alors l'orthographe prend empire sur la prononciation ; la tendance est de prononcer toutes les lettres qu'on voit écri- tes, et la tradition succombe en bien des points sous cette influence des yeux; nous en avons, dans le parler d'aujour- d'hui, de continuels exemples.

Durant le cours de tant de siècles et au milieu de toutes les influences dialectiques, la prononciation a varier beau- coup , et il est impossible de la faire connaître exactement, nos aïeux ne nous ayant laissé là-dessus aucun renseigne- ment direct. Toutefois, nous en avons d'indirects, et avec cette aide on peut se faire en gros une idée de la prononcia- tion ou, si l'on veut, des prononciations de notre langue dans les temps anciens. Génin est le premier qui se soit occupé de cette matière , et qui , au milieu de beaucoup de propositions paradoxales et erronées, ait posé un principe vrai et fécond : c'est que, en général, dans les sons fondamen- taux, la prononciation d'aujourd'hui reproduit la pronon- ciation d'autrefois, et que, toute déduction faite de certaines différences manifestes d'elles-mêmes, on se rapproche bien plus de l'articulation passée en prononçant un mot comme nous le prononçons maintenant qu'en le prononçant comme il est écrit.

COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE.

XI.1II

En effet, les articulations propres à la langue moderne existent dans la langue ancienne. Les // mouillées y sont écrites tantôt //, tantôt li, tantôt, comme en italien, gl. Il en est de même du gn, qui est aussi en italien, et qui s'écrit « en espagnol; il en est de même du y, cette lettre particu- lière au français parmi les langues romanes. On trouve au moins deux e : Ye muet et fermé à la fin des mots. En combinant toutes les prononciations des langues romanes et en les rapprochant du latin , on arrive à déterminer avec probabilité beaucoup d'articulations qui , une fois détermi- nées, réagissent à leur tour sur le problème de la pronon- ciation de l'ancien français.

Une des plus heureuses applications du principe de Génin a été de constater ce qu'était la combinaison des lettres ue. Jusqu'à lui, on y voyait, comme cela est écrit pour nous et selon nos habitudes, deux voyelles énoncées distinctement (m et e); même on mettait, dans les anciens textes impri- més , un accent sur Ye, écrivant, par exemple , les bues (les bœufs): ce qui faisait deux fautes , l'une contre la versifica- tion quand le mot se trouvait en vers, puisque, de monosyl- labe qu'il est, on en faisait un dissyllabe; l'autre contre la prononciation, puisqu'il doit se prononcer exactement comme aujourd'hui bœufs se prononce. Dans la peinture des sons par les lettres, tout est de convention. Le son eu se figure aujourd'hui par e et m; chez nos aïeux il se figurait par « et e; du moins, c'est la forme à beaucoup près la plus ordinaire ; on ne rencontre que rarement notre figura- tion présente. Ainsi il puet doit s'articuler il peut; cuer doit s'articuler cœur, écrit dans les temps intermédiaires cueur ; puis, quand Vue se change dans l'écriture en eu, le c se trou- vant alors devant un e et ne pouvant avoir la prononciation dure qui appartient à ce mot, on vint à la combinaison pré- sente qui est cœur. Cueillir est un scandale pour les gram- mairiens : suivant l'orthographe et la prononciation pré- sentes, on y lirait ku-e-llir, non keu-llir; mais, si l'on se reporte à l'orthographe ancienne , on voit que c'est la figuration ue conservée archaïquement et non remplacée par eu, à cause de la difficulté qui s'est présentée de mettre e après c. Dans le nom de lieu, la Muette, qui a toujours été un rendez-vous de chasse , cette même figuration archaïque conservée a rendu le mot méconnaissable ; il aurait fallu , quand la mutation d'«e en eu s'est faite, changer l'or- thographe et écrire la Meute pour maintenir le son et le sens.

Des remarques semblables s'appliquent aux finales ex, iex. Tout porte à croire que iex se prononçait yeux, que diex se prononçait comme nous prononçons dieux, et que Yx n'y est qu'un signe orthographique comme dans notre propre figuration.

Le signe orthographique qui notait le nominatif singulier et le régime pluriel était , suivant les temps et les textes , x , z ou s. De fait, nous avons gardé pour la formation du plu- riel Yx ou 1'*, dont telle est l'origine.

L'orthographe ancienne n'aimait pas l'accumulation des consonnes ; c'est au seizième siècle que , par une recherche pédantesque de l'étymologie , on en a chargé l'écriture; notre orthographe ne s'est pas suffisamment débarrassée de ce qu'a fait enceîa le Seizième siècle. Dans les hauts temps on

écrivait les en fans, non les enfants; les pons, non les ponts ; les sans, non les sauts; les sers, non les serfs ; les cos, non les coqs, etc. C'est ainsi que ost, qui signifiait armée et qui n'a pas complètement disparu de la langue, quand, au nomi- natif singulier ou au régime pluriel, il prenait IV, devenait li oz, les oz, et le buef (bœuf) devenait li bues , les bues. Les grammairiens qui ont demandé à diverses reprises et parfois obtenu la suppression du t dans les terminaisons plurielles ants , ents , peuvent invoquer pour eux l'usage antique.

Dans un dictionnaire qui lie incessamment l'ancien fran- çais avec le français moderne et qui n'abandonne jamais la tradition , des explications de ce genre sont indispensables.

III. DES RÈGLES DE l' ANCIENNE VERSIFICATION.

L'ancienne versification est le fondement de la nôtre, et rien n'est plus faux que l'opinion de Boileau :

Villon sut le premier, dans ces siècles grossiers, Débrouiller l'art confus de nos vieux romanciers.

Bien des siècles avant Villon, toutes les règles de la ver- sification avaient été trouvées, et, durant un long intervalle de temps , appliquées dans une foule innombrable de com- positions grandes et petites. Villon n'eut rien à débrouiller; il ne fit, lui et ses successeurs, que se servir des créations d'un âge primordial.

Cet âge primordial est celui la langue naquit des ruines du latin. Ce fut des mêmes ruines que sortit la versi- fication. L'ancienne métrique, venue de la Grèce à Rome alors que les Romains connurent la littérature grecque ets'en éprirent, était fondée sur la quantité prosodique, c'est-à-dire quelepied, élément du vers, consistait en un certain nombre soit de longues, soit de brèves, soit de longues et de brèves (je laisse de côté ici l'arsis et la thésis). Ce système, dont l'origine se perd dans'la plus ancienne histoire de la Grèce, eut progressivement à lutter contre un puissant adver- saire, contre l'accent tonique. Celui-ci l'emporta; il réduisit pour l'oreille la quantité prosodique à un rôle subordonné ; et, quand cela fut accompli, l'ancien vers à longues et à brè- ves se trouva sans raison d'être, ne répondant plus aux exi- gences de l'oreille et n'étant conservé que par la tradition littéraire qui imitait les anciens procédés des classiques. Les choses en étaient quand les barbares intervinrent : l'em- pire fut ruiné, et les langues romanes commencèrent à se for- mer. Mais , si le vers antique était tombé en déchéance sans pouvoir se reproduire, puisque les langues modernes sui- vaient l'accent et non la quantité prosodique, le vers nouveau n'était pas trouvé. Il fallait pourtant qu'il se trouvât; car le monde roman (je me sers de cette expression pour désigner l'ensemble des populations héritières du monde latin) ne pouvait demeurer sans poésie qui se chantât, donnât forme aux effusions de l'âme, racontât les hauts faits et les légen- des , en un mot charmât l'imagination curieuse et le sens inné de beauté. Aussi la force spontanément créatrice qui , dans de telles circonstances, appartient à toute civilisation, fit son office; et, sans qu'on sache de qui provient une création

XLIV

COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE.

poétique et musicale destinée à un si grand rôle, les dé- combres de la latinité produisirent le vers de dix syllabes, qui fut le vers héroïque des Italiens, Espagnols, Provençaux et Français, qui satisfait si pleinement l'oreille et qui est un si bel instrument de chant et de poésie.

Mais rien ne vient de rien, et toute chose nouvelle est ou transformation ou prolongement de quelque préexis- tence. Ainsi-en fut-il du vers de dix syllabes. Le latin avait un vers très-harmonieux, un vers qui nous plaît encore particu- lièrement, sans doute parce qu'il se rapproche plus que les autres des habitudes de notre oreille et de notre harmonie: je veux parler du vers saphique. Ce vers appartenait à l'ode, à la chanson , aux chants d'église ; ce furent ces circon- stances qui, le rendant familier et populaire, permirent de le transformer et d'y trouver les élémeuts du vers nouveau.

Celui-ci est uniquement fondé sur l'accent (plus le nom- bre des syllabes); toute considération de la quantité proso- dique des syllabes est exclue, et le nom de pied qui , dans l'antiquité gréco-latine, désignait, entre autres, une certaine combinaison de syllabes longues ou brèves, ne peut plus se dire qu'abusivement de chacune des syllabes qui le consti- tuent. Formé de dix syllabes (ou de onze, quand la dernière est muette), l'harmonie qui lui est propre résulte de l'arran- gement de deux accents ainsi distribués : un à la quatrième syllabe ou à la sixième, l'autre à la dixième; le reste des ac- cents est facultatif, et sert au poète à varier la modulation et à la conformer au sentiment qui l'inspire. Voiez l'orguel de France la loée est un vers du onzième siècle et pourrait être un vers du dix-neuvième.

L'ancien décasyllabe français se présente sous deux for- mes : il est à césure ou sans césure (la césure est nommée hémistiche dans le vers alexandrin). La césure, quand elle existe, est placée à la quatrième syllabe, ce qui est le cas de beaucoup le plus commun, ou elle l'est à la sixième; presque toutes les chansons de geste sont écrites dans le premier système, quelques-unes seulement dans le second. Ces deux modes de versification traitent la césure comme la fin du vers, c'est-à-dire qu'une syllabe muette, quand elle s'y trouve en plus, ne compte pas ; cette manière de versi- Ger est bonne, satisfaisante pour l'oreille, et il est dom- mage qu'elle se soit perdue. Voici quelques vers en exem- ple du décasyllabe ayant une syllabe muette à 1 hémistiche :

Les trêves donent devant midi sonant,

Par la bataille vont les mors reversant;

Qui trova mort son père ou son enfant,

Neveu ou oncle ou son apertenant,

Bien poés [pouvez] croire, le cuer en ot dolant.

En voici d'autres en exemple de la césure au sixième pied :

Qu'il vous viene droit faire à vostre estage [résidence], Si corn firent li home de son lignage.

Quand il n'y a point de césure , notre décasyllabe res- semble en tout point au décasyllabe italien, les deux ac- cents suffisent à y marquer l'harmonie fondamentale ; mais ce vers ne s'établit pas en France, on n'a point de poeme

écrit en ce mètre, qui se rencontre seulement en des vere isolés et très-rares. Je cite cet exemple :

Sire, choisi avez trop malement, Selon manière de loial ami.

Et encore celui-ci :

Je pri, pour Dieu, bone amour et requier Qu'à la plus bêle rien qui or soit née Face savoir mon cuer et ma pensée,

I! n'y a point de césure, mais l'accent est à la place qu'il faut, dans les mots écrits en italique. Comme on sait, rien, du latin rem , signifiait chose, et se disait de la dame des pensées dans le style élevé.

Notre décasyllabe actuel est exactement l'ancien déca- syllabe avec la césure à la quatrième syllabe, sauf la faculté que nous avons perdue de ne pas compter une muette en plus après la césure.

La poésie lyrique, les chansons, offrent une anomalie qui était sans doute dissimulée par la musique, mais qui n'en est pas moins très-choquante : c'est que, à l'hémistiche, la qua- trième syllabe, celle qui porte l'accent fondamental dans le mètre régulier, peut être une muette. Quand cela arrive, il n'y a vraiment plus de vers, ce n'est qu'une ligne de dix syllabes qui satisfait à la musique de la chanson, mais qui viole l'essence même du décasyllabe.

A côté du décasyllabe qui est le vers fondamental de la versification créée dans les langues romanes pour remplacer la versification de l'antiquité classique, viennent se ranger les autres espèces de vers, d'abord l'alexandrin avec l'hémi- stiche après la sixième syllabe, et comportant, comme le dé- casyllabe, à cet hémistiche une syllabe muette en plus ; puis les petits vers de huit syllabes, de sept, de six, de cinq, de quatre, de trois, combinés par les poètes en des arrange- ments très-variés. De ce côté-là la versification moderne n'a rien ajouté.

Le vers saphique, d'où le décasyllabe procède, n'est point rimé; aussi la rime n'est-elle point essentielle au décasyllabe roman, et aujourd'hui encore l'Italie use des vers blancs; nous pourrions en user de même. Toutefois, de très-bonne heure , la rime s'introduisit dans la poésie romane , du moins sous la forme d'assonance. Les plus anciens poëmes ne sont pas rimes, à proprement parler; ils sont assonants, c'est-à-dire que l'oreille s'y contente de syllabes tantôt les voyelles se ressemblent mais non les articulations, et tantôt les articulations se ressemblent mais non les voyelles; la Chan- son de Roland et quelques autres poëmes sont écrits en asso- nances. Le sentiment qui avait amené l'assonance ne tarda pas à se montrer plus exigeant; et dès le douzième siècle, la rime complète, exacte, devint une loi impérieuse de la versification, si bien que, à cette époque, on remania les anciennes compo- sitions pour les mettre au goût du jour; et peu, échappant à ce remaniement, nous sont parvenues avec la forme antique de l'assonance. Nous n'avons, quant à la rime, rien innové, sauf la règle du croisement des rimes masculines et des rimes féminines , règle qui fut étrangère aux compositions de nos aïeux et dont le mérite est d'ailleurs contestable.

COMPLEMENT DE LA PRÉFACE.

XLV

11 est des mots dont la prononciation usuelle réduit le nombre des syllabes, par exemple supprimant les e muets, disant ion monosyllabe au lieu de i-on dans nation, etc.; mais la versification leur rend toute leur ampleur; aucune syllabe n'est mangée, aucune n'est contractée en une autre. Cela, nous le tenons de la versification ancienne, qui est même plus rigoureuse et plus conséquente. Ainsi, au fémi- nin, aimée, amie, et toutes les finales de ce genre, ne peuvent entrer maintenant dans le vers qu'à la condition d'être sui- vies d'une voyelle qui permette l'élision de Ye muet, au lieu que jadis elles y étaient admises, non-seulement comme nous faisons, avant une voyelle, mais aussi avant une con- sonne, et alors aimée comptait pour trois syllabes; aimées, au pluriel, ne peut se mettre qu'à une fin de vers, autrefois il pouvait occuper toute place. Les mots plaie, joie, roue, etc. sont traités par nous comme les finales en ée, c'est-à-dire qu'ils ne trouvent emploi que devant une voyelle; jadis ils étaient traités comme les autres mots terminés en e muet, se mettaient devant les consonnes, et leur e muet était compté. Il est probable que les mots tels que plaie, joie , etc. se pro- nonçaient pla -ye, jo-ye, ou d'une manière approchante.

Ainsi le vers fondamental des populations novo-latines a été trouvé au déclin de l'ancienne versification, sans qu'on sache à qui rapporter 1 honneur de l'invention ; et, si l'ère des mythologies n'avait pas été irrévocablement passée, l'imagination populaire aurait attribué à quelque Orphée des âges intermédiaires l'œuvre de mélodie et de chant. Une fois trouvé , soit par quelque chantre heureusement inspiré, soit spontanément et par l'oreille commune habituée aux chants saphiques , ce vers est devenu le vers de tout l'Oc- cident latin, en italien, en espagnol, en langue d'oïl, en lan- gue d'oc. Une telle universalité en confirme et en consacre le caractère.

On remarquera la contradiction implicite qui entachait le jugement du dix-septième siècle sur notre ancienne versifica- tion; ce siècle admirait l'Italie, dont il se reconnaissait l'élève, comme de l'Espagne, à certains égards. Traiter d'art confus et grossier l'art de versifier de ces pays, qui alors versaient leur influence sur la France, aurait paru un sacrilège aux hommes de cet âge; et pourtant, cet art de versifier italien ou espagnol n'est pas autre que celui de* nos vieux roman- ciers ; tout, à l'origine, est commun en ce genre entre les nations romanes. Admirer l'un comme un chef-d'œuvre et flétrir l'autre comme quelque chose de barbare est une fla- grante contradiction ; c'en est aussi une de se plaire à notre versification présente et de répudier celle de nos aïeux, quand on voit, comme je viens de l'expliquer, que la leur et la nôtre sont fondamentalement les mêmes. Les remarques succinctes par lesquelles je l'ai montré suffiront en même temps pour que le lecteur curieux de ces choses scande couramment et saixs peine le vers de la langue d'oïl.

IV. DIALECTES ET PATOIS.

On sera peut-être étonné de voir mettre sous une même rubrique deux mots que la pensée n'associe pas d'ordinaire, ou du moins d'entendre parler de dialectes l'on n'a ja- mais entendu parler que de patois. Le fait est qu'il y a eu

de vrais dialectes chez nous ; que nos dialectes et nos patois ont une communauté fondamentale, et qu'ils ne diffèrent que par l'époque et la culture.

Ceci se rattache à une condition historique de l'ancienne France, de la France féodale. Il y a des dialectes tant que les grands fiefs subsistent; il y a des patois quand l'unité monarchique absorbe ces centres locaux. Au début du moyen âge, le pouvoir périssant entre les mains des Carlo- vingiens et la suzeraineté prenant la place de la souveraineté, on trouve que les provinces se constituèrent sous des chefs héréditaires qui leur étaient propres, l'Ile-de-France, la Nor- mandie, la Bourgogne, la Champagne, le Vermandois et le reste. Lorsque la royauté eut changé de mains, le roi de France avait pour vassaux tous ces chefs, qui lui devaient foi et hommage , mais rien de plus; et, pour ses possessions di- rectes, il n'était qu'un seigneur.

Ainsi, de grandes provinces étaient constituées en pleine indépendance, sauf le lien féodal. Or, dans la formation de la langue, lorsque le latin devint du français, voici ce qui était arrivé : à cette formation, rien autre n'avait présidé que la parole et l'instinct populaires , puisque tous les lettrés, laïques et ecclésiastiques, écrivaient exclusivement en latin et ne considéraient l'idiome naissant que comme un ensemble de corruption et de fautes vulgaires et rustiques qu'il fallait éviter. Ce latin, ainsi soumis à l'opération qui le changeait, était, il est vrai, un et identique sur toute la face de la Gaule septentrionale ; mais il n'était pas, en allant de la Loire vers l'ouest et le nord , en contact avec des popu- lations qui fussent identiques. Chacune de ces populations mettait son cachet particulier à l'altération qui, commune à tout l'Occident latin , créait le type nouveau des mots. De la sorte, quand définitivement le latin fut éteint, quand les lettrés eux-mêmes n'en usèrent plus que comme d'une langue morte , quand le français fut devenu le parler de tout le monde, il se trouva que ce parler différait, d'une façon non pas profonde mais pourtant caractéristique, de province à province. Ces différences sont les dialectes.

Pourquoi des dialectes et non pas des patois? C'est qu'a- lors l'unité de langage et de littérature n'existait pas. Chacun de ces parlers provinciaux avait autant de droit qu'un autre à soutenir son indépendance; aucun ne primait. En fait de langue, les duchés, les comtés se valaient et valaient même le domaine royal. On en a la preuve dans cette littérature française du moyen âge, si considérable et dont une bonne partie est encore manuscrite dans les bibliothèques. Là, les textes et les manuscrits ne laissent aucun doute sur leur pro- venance. Pour peu qu'on soit familiarisé avec ces monuments, on reconnaît à première vue le dialecte picard, le dialecte normand, le dialecte bourguignon, celui de l'Ile-de-France, celui de la Lorraine. Il en est de même des documents offi- ciels ; ils sont taus écrits dans la langue du district auquel ils appartiennent. Comme chacun a sa langue, chacun a sa littérature , et il arrive très-souvent que telle composition écrite en normand est remaniée en picard par le scribe picard qui la transcrit, et vice versa. A cette haute époque, ce sont les littératures de la Normandie, de la Picardie et de l'Ile- de-France qui ont la primauté par le nombre et la qualité des œuvres.

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COMPLEMENT DE LA PREFACE.

Quand le quatorzième siècle finit, les seigneuries provin- ciales ontbeaucoup perdu de leur caractère féodal ; la monar- chie a pris la prépondérance; Paris est devenu une capitale, et simultanément il s'est fait une langue une, employée par tous ceux qui écrivent , à quelque localité qu'ils appar- tiennent. C'est à ce moment que les dialectes cessent d'exister en France; les patois en prennent la place.

Ainsi l'on définira le patois un dialecte qui, n'ayant plus de culture littéraire, sert seulement aux usages de la vie commune. Cette définition, fondée, comme on voit, sur l'histoire, empêche aussitôt de croire que les patois soient une corruption de la langue correcte : idée fort répandue mais très-fausse; la généalogie des patois le montre.

Non-seulement les dialectes ne sont pas nés d'un démem- brement d'une langue française préexistante, mais, à vrai dire, ils sont antérieurs à la langue française, ou, si l'on veut, elle est un de ces dialectes ayant gagné , par des circonstances extrinsèques et politiques , la primauté. Dans leur temps, le mot de langue française s'appliquait à l'ensemble des dialec- tes de la France du Nord : nom très-juste, puisque ces dialec- tes avaient plus de ressemblance entre eux qu'ils n'en avaient avec aucune des autres langues romanes, provençal, espagnol ou italien. Quiconque a une teinture d'histoire sait pourquoi ce fut le dialecte de Paris et de l'Ile-de-France qui prévalut; mais ce qu'on ne sait pas aussi généralement, c'est qu'au fur et à mesure qu'il devenaitla langue du pays, il recevait un con- sidérable mélange de formes normandes, picardes et autres.

Les Italiens nomment textes de langue les textes qui pro- viennent d'autorités classiques ou du moins d'autorités va- lables. On peut introduire chez nous cette expression, et dire que, comme textes de langue, les dialectes jouissent d'un plein droit et ont entre eux une parfaite égalité. Il est impossible de nier qu'ils aient transmis cette prérogative aux patois. Sans doute les patois, quand ils ont reçu dans leur sein un mot littéraire , nouveau, scientifique, l'ont estropié; mais le fond qu'ils tiennent des dialectes est excellent et aussi français que ce qui est dans la langue littéraire : on peut donc en user en sécurité , car ils sont une part réelle et saine de notre idiome. Eux seuls en conservent les carac- tères locaux qui , à l'origine , furent empreints dans les dia- lectes. Il est bon de savoir que, dans un grand pays, ce n'est pas la langue une et commune qui forme les dialectes; ce sont les dialectes qui forment la langue une et commune.

Considérée dans son ensemble, l'étude de la langue com- prend l'état présent, et, dans l'état passé, l'état provincial ou dialectique : c'est-à-dire ce qu'elle est aujourd'hui en sa fonc- tion littéraire, politique et administrative ; ce qu'elle fut en ses phases diverses ; ce qu'elle fut en sa formation simultanée sur tous les points du territoire dont chacun lui imprima une marque spéciale. Cette marque spéciale, représentée jadis par les dialectes, est représentée aujourd'hui par les patois.

V. DES LANGUES ROMANES, AD NOMBRE DESQUELLES EST LA LANGUE FRANÇAISE.

Les langues romanes occidentales sont au nombre de quatre, en laissant de côté la langue romane orientale, le valaque, qui, s'étant formé dans de tout autres conditions, peut

être ici négligé. Ce sont l'italien, l'espagnol, le provençal et le français. Dans l'espagnol sont compris le portugais et le catalan, qui appartiennent au même domaine. Quant au provençal ou langue d'oc, c'est déjà, et même depuis long- temps, un idiome mort ; les circonstances politiques le tuèrent, et le très-grand éclat qu'il eut dans le haut moyen âge ne l'a pas sauvé.

Le français n'est qu'un membre particulier de la grande formation romane. Si l'on n'avait que des textes d'histoire et non les langues elles-mêmes, on pourrait douter que le latin fût devenu le parler usuel, vulgaire, de la population, non- seulement dans l'Italie, mais dans l'Espagne et dans la Gaule. Sans doute on voit de bonne heure que, soit d'origine ibé- rienne, soit d'origine gauloise, tous les esprits qui se sen- taient quelque aptitude littéraire, abandonnant sans retour leur langue maternelle, n'écrivaient qu'en latin. Pline dit que ceux des Latins qui s'adonnaient à la médecine délaissaient immanquablement leur idiome et composaient en grec, trans- fuge ad Grœcos; de même les Gaulois et les Ibères lettrés passaient tous en transfuges à la latinité. On voit aussi que l'administration se faisait en langue latine. Mais, malgré cette attraction toute naturelle et le puissant réseau administratif, il aurait pu se faire que le gros des nations ibérienne et gau- loise, c'est-à-dire la population des villes et des campagnes, gardât opiniâtrement son parler; et ce parler aurait reparu quand, les barbares ayant supplanté les Romains, le latin n'eut plus rien qui le soutînt. C'est ce qui advint dans l'Ar- morique et la Biscaye, le celtique et le basque, qui étaient indigènes et préexistants, se sont remontrés quand la pression romaine eut été écartée. Mais les langues romanes coupent court à toutes ces suppositions ; elles prouvent par leur caractère , qui est latin, et qui l'est autant en Gaule et en Espagne qu'en Italie , qu'au cinquième siècle , quand les barbares s'établirent définitivement sur les terres, ce qui res- tait des langues indigènes n'était plus que peu de chose et ne put tenir devant ce dernier et terrible choc. La latinité devint le refuge universel des populations vaincues; et, quand l'assi- milation fut complétée entre les envahisseurs et les envahis , c'est-à-dire à peu près vers le temps de Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve, il se tiouva que, si la Gaule et l'Ibérie avaient disparu dans la latinité, la Germanie trans- plantée n'y avait pas moins disparu. Seul le latin avait pré- sidé à la production de langue qui s'était faite.

Voici comment, d'après l'état des recherches étymologi- ques, on classera la part qui revient dans la formation des langues romanes à chacune des populations qui composaient l'Occident latin. La part la plus petite est à l'ibérien , dont le basque est, comme on sait, le représentant moderne; c'est par le basque qu'on a indiqué quelques origines qui paraissent être ibérieunes. Une part plus grande, mais encore peu notable, est au celtique, dont les représentants mo- dernes sont le bas-breton en Armorique , le gallois ou kimry dans le pays de Galles en Angleterre , le gaélique dans les hautes terres d'Ecosse et dans l'Irlande ; c'est avec les lan- gues néo-celtiques et quelques rares documents transmis par l'antiquité qu'on détermine un certain nombre d'étymolo- gies qui viennent de ce fonds. L'apport germanique dépasse de beaucoup les deux autres ; les différents dialectes germa-

COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE.

XLVII

niques qu'on parle aujourd'hui , allemand , flamand , hol- landais, danois, suédois, fournissent les principales données; cependant il est utile de se reporter aux anciens dialectes allemands dont nous avons des textes peu après Charlema- gne, et même au gothique qui, par la Bible d'Ulfilas , re- monte jusqu'au quatrième siècle. Comme les emprunts faits par les langues romanes à ce domaine datent des hauts temps, ils concordent, dans bien des cas, plus avec les formes archaïques* du germanisme qu'avec ses formes modernes. Telles sont les déductions qu'il faut faire dans la latinité des langues romanes; mais, cela retranché, ces langues demeu- rent avec leur plein caractère de demi-latinité ; et pour qui en considère l'évolution, il est manifeste que le latin ne pouvait pas ne pas aboutir à quelque chose de très-semblable, et que ces idiomes méritent véritablement le nom de demi- latin. De même que le celtique de nos jours est dit, par rapport à l'ancien , celtique moderne, de même on dirait les langues romanes du latin moderne, si cette expression n'é- tait réservée chez nous au latin que les modernes écrivent.

On s'étonnera aussi que ces multitudes de Germains qui occupèrent le sol gaulois, Francs, Burgundes, Wisigoths, Ostrogoths, n'aient pas germanisé davantage le langage; cela est étonnant sans doute, mais cela est certain; et c'est la meilleure preuve que, dans la transformation que subi- rent les éléments latin et germain mis aux prises, la pré- pondérance appartint à l'élément latin. La latinité victo- rieuse effaça le celtique, sauf le coin de la basse Bretagne; la latinité mourante absorba la Germanie envahissante, et ne reçut d'elle que quelques mots, assez nombreux pour témoi- gner du passage des Germains, assez rares pour témoigner de la prépondérance des populations romanes.

Quand le latin eut définitivement effacé les idiomes in- digènes de l'Italie, de l'Espagne et de la Gaule, la langue littéraire devint une pour ces trois grands pays, mais le parler vulgaire (j'entends le parler latin, puisqu'il n'en res- tait guère d'autre) y fut respectivement différent. Du moins c'est ce que témoignent les langues romanes par leur seule existence; si le latin n'avait pas été parlé dans chaque pays d'une façon particulière , les idiomes sortis de ce parler latin que j'appellerai ici régional , n'auraient pas des caractères distinctifs, et ils se confondraient. Mais ces Italiens, ces Espagnols et ces Gaulois, conduits par le concours des cir- constances à parler tous le latin, le parlèrent chacun avec un mode d'articulation et d'euphonie qui leur était propre. De vint la diversité, et de se formèrent les quatre compar- timents de langues, l'italien, l'espagnol, le provençal et le français. Il se passa, sur une plus grande échelle, ce que j'ai si- gnalé tout à l'heure pour les dialectes et les patois : ces grandes localités qu'on nomme Italie, Espagne, Provence et France, mirent leur empreinte sur la langue comme la mirent ces localités plus petites qu'on nomme provinces. Et la diversité eut sa règle qui ne lui permit pas les écarts. Cette règle est dans la situation géographique qui implique des différences essentielles et caractéristiques entre les populations. Le fran- çais , le plus éloigné du centre du latin, fut celui qui l'al- téra le plus; je parle uniquement de la forme, car le fond latin est aussi pur dans le français que dans les autres idio- mes. Le provençal, que la haute barrière des Alpes place

dans le régime gaulois du ciel et de la terre , mais qui les longe , est intermédiaire, plus près de la forme latine que le français, un peu moins près que l'espagnol. Celui-ci, qui borde la Méditerranée et que son ciel et sa terre rapprochent tant de l'Italie, s'en rapproche aussi par la langue. Enfin, l'italien, comme placé au centre même de la latinité, la reproduit avec le moins d'altération. Il y a, de cette théorie de la formation romane, une contre-épreuve qui, comme toutes les contre-épreuves, est décisive. En effet, si telle n'était la loi qui préside à la répartition géographique des langues romanes, on remarquerait et des interruptions du type propre à chaque région , par exemple des appari- tions du type propre à une autre. Ainsi , dans le domaine français, au fond de la Neustrie ou de la Picardie , on ren- contrerait des formations ou provençales, ou italiennes, ou espagnoles; au fond de l'Espagne, on rencontrerait des for- mations françaises, provençales ou italiennes; au fond de l'Italie, on rencontrerait des formations espagnoles, proven- çales ou françaises. Il n'en est rien; le type régional, une fois commencé, ne subit plus aucune déviation, aucun retour vers les types d'une autre région ; tout s'y suit régulière- ment selon des influences locales qu'on nommera dimi- nutives en les comparant aux influences de région. Il est bien vrai qu'il y a des lisières le parler est mixte et pré- sente des confusions de type; mais justement ce sont des lisières, c'est-à-dire des territoires placés sur les confins de deux types. Ainsi entre la langue d'oïl et la langue d'oc est une zone intermédiaire ; il en est une aux pieds des Pyrénées, entre le provençal et l'espagnol ; il en est une autre aux pieds des Alpes, entre le provençal et l'italien ; mais, loin d'infirmer le principe, ces zones le confirment en montrant qu'il n'y a de types mixtes que il y a passage d'un type à l'autre. Cette régularité fait pressentir que le fait matériel, c'est-à- dire la latinité admise comme langue par les populations ro- manes, ne fut pas leur seul lien; ou, si l'on veut, le fait matériel prouve qu'un même esprit les avait pénétrées profondément: et ceci est un des plus grands témoignages qu'on puisse donner de la force d'assimilation qu'eui ent alors le génie latin et la civilisation latine. Pour quiconque se reporte en idée à l'offi- cine d'où sortirent les langues romanes, et y voit les mots se forger, les cas disparaître , les conjugaisons se disloquer, la quantité prosodique des syllabes s'oublier, les vers métriques se défaire, les adverbes prendre une finale caractéristique, il semblera que c'est le chaos, ou du moins que chacune des populations romanes, taillant à sa guise dans ces dépouilles désormais abandonnées et faisant, comme il lui plaisait, son triage , devait ne se rencontrer jamais avec sa voisine dans l'admission, le rejet, la transformation des formes et des mots. Pourtant les choses se passèrent autrement; et, au grand étonnement de l'érudit, les mutations s'effectuèrent comme si un concert préalable les avait déterminées. Le champ des divergences était illimité; le point des rencontres était unique ; eh bien, ce champ illimité, aucune des langues ne s'y engage ; ce point unique, toutes s'y arrêtent. Voici en quoi il consiste essentiellement : la réduction de la déclinaison latine; la suppression du neutre; la création de l'article; l'introduction de temps composés pour le passé dans la con- jugaison ; la formation d'un nouveau mode , le conditionnel;

XI.VIII

COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE.

le passif exprimé non plus par des désinences, mais par une combinaison du verbe être avec le thème ; l'organisation des auxiliaires pour le service de la conjugaison; la concep- tion d'un nouveau type de l'adverbe à l'aide du suffixe ment; enfin, quand ces langues vont puiser bors du domaine latin pour exprimer de nouvelles idées ou pour remplacer des termes tombés en désuétude , l'adoption a peu près com- mune des mêmes mots: cela est surtout remarquable pour les mots germaniques; ainsi, même dans le néologisme qui est à leur origine, les langues romanes concourent d'une ma- nière frappante.

Plus on remonte baut dans l'histoire des langues romanes , plus les conformités qui les lient sont apparentes. Et de fait, si l'on avait des textes datés de siècle en siècle , on arriverait jusqu'à l'identité, c'est-à-dire au latin parlé uniformément , sauf les nuances régionales , en Italie , en Espagne et en Gaule. Cette vue d'ensemble suffit pour écarter toute opinion qui supposerait qu'une langue romane dérive d'une autre langue romane; aucune n'a d'antériorité; elles sont toutes contemporaines, et, si je puis dire ainsi, sœurs jumelles. Dans le dix-septième et le dix-buitième siècle, lorsqu'on avait oublié que la France eut un passé littéraire antérieur à celui de l'Italie, et quand le grand éclat des lettres italiennes éblouissait les yeux, on s'imagina que la formation française était une formation postérieure, et que, les deux lan- gues concouraient, l'italien était le prêteur et le français l'emprunteur. Il n'en est rien : l'égalité est complète entre les langues romanes; elles ont formé simultanément leur système particulier, en pleine indépendance l'une de l'autre, si l'on considère le temps, qui est le même, et le lieu, qui est divers; en pleine dépendance, si l'on considère les con- nexions mentales qui les astreignent à modifier le latin selon des analogies identiques.

Cette simultanéité qui les fait sœurs, cette indépendance qui leur donne leur caractère individuel , celte dépendance qui leur donne leur caractère commun , indiquent que l'histoire de l'une d'elles ne peut pas être complètement-sé- parée de l'histoire de toutes les autres. L'ensemble est nécessaire pour comprendre les parties. Ainsi vue, la dis- cussion d'un mot fiançais n'est une discussion purement française que dans un nombre très-restreint de cas; elle intéresse d'ordinaire à même titre le provençal, l'italien et l'espagnol; ce qui est décidé pour l'un l'est aussi pour les autres, et, réciproquement, le concours de tous est utile, nécessaire même, pour cette décision. C'est pourquoi j'ai, dans ce dictionnaire, mis le groupe roman à une place déterminée.

VI. APERÇU DE L'HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE.

L'intérêt de ce dictionnaire , sans permettre les longs détails d'une histoire de la langue, exige pourtant qu'une idée en soit donnée. Cette esquisse destinée à signaler les phases essentielles de la vie, déjà longue, d'un grand idiome, appellera l'attention de ceux surtout qui liront l'historique ou série de textes antérieurs à l'âge classique. Ils verront la langue se modifier de siècle en siècle; mais ils seront avertis que ces modifications, qui ne sont ni arbitraires ni capricieuses,

sont concomitantes de mutations littéraires et, plus profon- dément encore, de mutations sociales.

La langue française, dite dans son état archaïque langue d'oïl, c'est-à-dire langue de oui, est, comme on l'a vu, sœur des autres langues romanes. Le vaste pays qui s'étend des Alpes et des Pyrénées à l'Océan et au Rhin, et qui était la Gaule des anciens, ne forma pas du latin une seule langue ; il en forma deux : l'une que l'on nomme le provençal ou langue d'oc, et qui est au delà de la Loire, et l'autre, le français, en deçà de la Loire. C'est le domaine primitif du français ; et même il n'occupe pas, dans ce domaine, tout ce qui avait appartenu autrefois à la Gaule. La lisière du Rhin, l'Alsace, la Flandre, une partie de la Lorraine, fortement occupées par des races germaniques, qui n'avaient point appris à parler latin , ne parlèrent point, par conséquent, la langue dérivée du latin qui s'établit parmi les races romanes ; elles gardèrent leurs dialectes allemands : cequi prouve surabondamment que, dans le reste des pays envahis, les Barbares furent absorbés ; car, s'ils avaient absorbé les indigènes comme sur les bords du Rhin , les dialectes germaniques régneraient en place du français, du provençal, de l'espagnol, de l'italien. Le fran- çais fut aussi arrêté du côté de l'Armorique par les popula- tions celtiques que raviva une immigration de Celtes de la Grande-Bretagne, et qui conservèrent le langage indigène.

Le français est la création et le propre des pays qui bordent la Loire : du Maine, de l'Anjou, de la Neustrie , plus tard Normandie, de la Picardie, du pays Wallon, qui en est au nord l'extrême limite, d'une partie de la Lor- raine, de la Bourgogne et de la contrée qu'arrosent la Seine et la Marne. Comme il est, entre les idiomes romans, celui qui est à la plus grande distance géographique du latin, c'est aussi celui qui, dans la façon des mots, s'éloigne le plus de la forme latine.

On doit fixer l'extinction définitive du latin dans les Gaules à l'époque l'on ne connut plus l'accent latin. Tant que l'on sut, par exemple, que, dans fragilis, l'accent tonique était sur fra, peu importait qu'on le prononçât telle- ment quellement, le prononçât-on même frêle; c'était encore du latin. Mais il vint un moment les ternies les plus usuels eurent subi la transformation propre à la langue d'oïl; alors tout le parler fut moderne, le latin fut hors d'usage dans la bouche du vulgaire; l'accentuation s'en perdit, et il fut définitivement mort, c'est-à-dire qu'il cessa de pouvoir fournir à la langue née de lui des mots formés de manière à représenter son propre accent. Dès lors, quand on emprunta au latin, il fallut laisser le mot tel quel, sauf une terminaison française, et, par exemple, faire fragile de fragilis. Mais pour tous les mots qui ont reçu l'empreinte primitive, on peut dire qu'ils nous représentent la façon dont on prononçait, du moins quant à la syllabe accentuée, aux septième et huitième siècles. En cela, le français, comme les autres langues romanes, est un dialecte latin encore vivant et parlé.

Dans sa partie latine, la langue se décompose en deux portions inégales. La première, qui est la plus considérable, renferme les termes produits quand le latin vivait encore, conformés suivant l'intonation latine et modifiés suivant l'euphonie des pays d'en deçà de la Loire; la seconde corn-

COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE.

XI.IX

prend les termes empruntés postérieurement au latin et se reconnaissant tout d'abord à ce que l'accent latin n'y est pas respecté.

4u moment («ne langue moderne se préparait dans les ( la u les, le latin cpj'on y parlait se présentait, quant à sa ri- che déclinaison , dans un état singulier : il employait assez bien le nominatif; mais il confondait les autres cas et usait indistinctement de l'un pour l'autre ; c'est du moins ce qu'on trouve dans les monuments de l'époque, tout hérissés de ces colécismes. La langue nouvelle qui était en germe, ayant sou instinct, porta la régularité dans ce chaos ; elle garda le nominatif, et des autres cas fit un seul cas qui fut le régime. Aussi le français, dans sa constitution primitive, n'est point une langue analytique comme le français moderne ou comme le sont l'espagnol et l'italien dans leurs plus vieux textes; il a un caractère synthétique, par conséquent plus ancien, exprimant les rapports des noms entre eux et avec les verbes non par des prépositions, mais par des cas (je me sers de ces termes synthétique et analytique, pour dire que le latin ex- prime par des désinences significatives plus de rapports que ne fait le français, qui, lui aussi, à bien des égards, demeure synthétique). C'est, comme on voit, une syntaxe de demi- latinité, syntaxe qu'il a en commun avec le provençal. De sorte que les deux langues des Gaules, c'est-à-dire le fran- çais et le provençal, étant l'une et l'autre des langues à deux cas , se ressemblent plus entre elles qu'elles ne ressemblent à l'italien et à l'espagnol, qui, eux, n'ayant point de cas, se ressemblent plus qu'ils ne ressemblent à la langue d'oïl et à la langue d'oc.

Etre ainsi une langue à deux cas et retenir comme héritage du latin une syntaxe demi-synthétique ne fut pas dans le fran- çais une condition fugitive, qui n'ait laissé de trace que pour la curiosité de l'érudition. L'emploi en dura trois siècles. On ne parla et on n'écrivit que d'après cette syntaxe dans les on- zième, douzième et treizième siècles. Le latin, qui est pour nous langue classique, reçoit beaucoup de louanges à cause de la manière dont sa déclinaison fait procéder la pensée. Je n'examine point la supériorité des langues à cas ou des lan- gues sans cas ; mais une part de ces louanges doit rejaillir sur l'ancien français, dont la déclinaison est amoindrie mais réelle, et qui, à ce titre, est du latin au petit pied. Si le latin est, comme on le nomme souvent, une langue savante, l'an- cien français réclame une part dans cette qualification; et ceux qui ont traité de jargon notre vieille langue parlaient sans avoir aucune idée de ce qu'elle était.

Le français a été une langue à deux cas ; il ne l'est plus. Il y a donc un intervalle la syntaxe s'est défaite, et de syn- thétique est devenue purement analytique pour les sub- stantifs. Cet intervalle est la dernière moitié du quator- zième siècle. Dans la première moitié , les règles anciennes gardent encore leur empire ; les écrivains corrects les ob- servent; et, quel que soit le langage vulgaire, le langage écrit ne se sent pas autorisé à les secouer. Mais vers la fin du quatorzième siècle, les barrières qu'opposait la tradi- tion sont décidément forcées ; la syntaxe qui ne reconnaît plus de cas se fait jour de toutes parts, et alors la langue offre le mélange des deux syntaxes. Le même auteur, ne sachant comment il doit écrire, tantôt use du nominatif et

DICT. DE LA LANGUE FRANÇAISE.

du régime comme faisaient les anciens, tantôt n'en a plus la distinction et se sert d'une seule forme, comme feront bientôt sans restriction les générations qui viendront après lui. On peut étudier de très-près les dégradations que subit la langue; les textes abondent, et, pour ce point, ils sont curieux à analyser. On y voit clairement que ce qui se perd, c'est l'intelligence des finales significatives, de celles qui dis- tinguent le nominatif du régime. Ainsi, devant emperere qui est sujet et empereor qui est régime, les gens du quatorzième siècle ne savent pas trop pourquoi il y a deux désinences différentes; emperere et empereor leur semblent la même chose, et finalement l'un devient superflu et périt; l'autre seul reste en usage. Quelquefois les deux cas sont conservés; mais alors chacun reçoit des emplois spéciaux : dans l'an- cienne langue, sire est le nominatif et seignor le régime; aujourd'hui ce sont deux mots si distincts que la plupart de ceux qui les prononcent ne savent pas qu'il y a un seul et même terme.

Les observations faites sur la langue du quatorzième siè- cle jettent du jour sur la façon dont se défit le latin à l'origine des langues romanes. Les désinences caractéris- tiques des cas cessèrent d'avoir un sens précis : on les con- fondit. Quand le français et le provençal se formèrent, le parler distinguait le nominatif et l'opposait aux autres cas qui, réduits en un seul bloc, représentaient toutes les nuances de l'idée de régime. Quand l'italien et l'espagnol se formèrent, le nominatif avait disparu, et l'on ne connaissait plus que ce bloc des autres cas qui, pour le provençal et le français, avait constitué un régime, et qui, pour l'espagnol et l'italien, servait également de régime et de sujet.

Une syntaxe dont le caractère a été si marqué et qui a duré si longtemps, toute défaite qu'elle est, a laissé des em- preintes ineffaçables sur la langue qui s'est formée secon- dairement. C'est par elle en effet qu'on explique comment une * est devenue le signe du pluriel des noms. Dans l'an- cien français, le régime pluriel avait une s, qui venait du latin : caba l lis ou cabullos, leschevals (aujourd'hui chevaux); capillis ou capillos, les chevels (aujourd'hui cheveux); ser- vis ou ser vos, les sers (aujourd'hui serfs), etc. La langue mo- derne, qui recevait de son aînée deux formes pour chaque nom, la forme du nominatif et la forme du régime, a gé- néralement porté son choix sur celle du régime qu'elle a retenue. C'est ainsi que le régime pluriel de l'ancienne lan- gue est devenu le pluriel de la moderne, sans acception de régime ou de sujet. Cette s, ainsi employée, n'a rien d'arbi- traire en soi ; ce n'est point une invention des grammai- riens pour distinguer les deux nombres; si peu qu'elle soit, elle remonte à la plus haute antiquité, passant par la langue d'oïl, et allant rejoindre la déclinaison latine. Si l'on veut en savoir le sens, il faut analyser la déclinai- son entière des langues aryennes et chercher quelle est la signification primitive des suffixes qui, s'accolant dans ces langues au radical, ont produit les différents cas.

La fin du quatorzième siècle est témoin d'un singulier solé- cisme qui, d'abord apparaissant çà et dans les textes, finit par prendre tout à fait le dessus et expulser la légitime façon de parler. U s'agit des pronoms possessifs féminins, ma, ta, sa. Dans l'ancienne langue ils étaient traités devant une

i. «

COMPLÉMENT DR LA PRÉFACE.

voyelle ou une h muette comme l'article la, c'est-à-dire que la voyelle a s'élidait : mespêe, famé, s' enfance. L'élision de l'a pour l'article et pour les possessifs est identique, et il n'y a rien de plus dur dans l'agglutination de ceux-ci que de celui-là avec le substantif. Pourtant un caprice de l'usage en décida autrement; l'habitude vint de joindre le masculin mon, ton, son, avec les noms féminins qui commençaient par une voyelle ou une h muette. Il est difficile de voir un plus criant solécisme. Cette production du quatorzième siè- cle, qu'il est impossible de ne pas qualifier de grossière, s'im- planta définitivement dans la langue ; et bientôt il ne fut plus permis de parler autrement.

Le quinzième siècle vit l'achèvement de la révolution syn- taxique qui avait été commencée par le quatorzième : les cas disparaissent entièrement; du début du siècle à la fin l'efface- ment en devient complet. Dans les premières années on ren- contre encore et des nominatifs et des régimes; dans les dernières années on n'en rencontre plus; le caractère essen- tiel de la vieille langue est anéanti, et la nouvelle commence; tous les rapports qui précédemment étaient exprimés par les deux cas conservés du latin le sont dorénavant par des pré- positions, et le français est désormais ce que des grammairiens ont nommé une langue analytique. Ici il faut interposer une remarque d'histoire comparée qui n'est pas sans importance. L'espagnol et l'italien ont été langues analytiques bien avant le français moderne, on ne les connaît pas autrement ; au lieu que le vieux français eut un état synthétique, l'espagnol et l'italien n'en ont point eu. Ainsi, tandis que le vieux français est leur aîné, ils sont à leur tour les aînés du français actuel, et celui-ci est, à vrai dire, la plus moderne des langues ro- manes, puisque, avec ce caractère particulier, il ne date que du quinzième siècle.

Non moins que la syntaxe , la prononciation éprouve des variations, mais qui ne peuvent guère être notées avec quelque sûreté, vu qu'on n'a pour les constater que des inductions insuffisamment garanties. Cependant il est un genre de ces changements qui n'est sujet à aucun doute : c'est celui que l'on reconnaît à l'aide de la mesure des vers et qui consiste dans la réduction des syllabes d'un mot. Ainsi les vers prouvent que l'on prononçait seiir en deux syl- labes, roont en deux, aage en trois (en comptant Ye muet), raancon en trois, etc. Tous ces mots ont été réduits d'une syllabe : sûr, rond, âge, rançon. C'est surtout dans le quin- zième siècle que se fait cette contraction. Une autre contrac- tion y doit aussi être rapportée ; c'est celle qui ne compte plus \'e de la troisième personne du pluriel de l'imparfait : dans l'ancienne langue, prenoient, voioient, amoient étaient, non comme aujourd'hui des mots de deux syllabes, mais des mots de trois. Le quatorzième siècle hésite sur cette pronon- ciation : tantôt il les scande à l'ancienne façon, tantôt il les scande à la moderne ; mais le quinzième n'hésite plus, et cet e muet y est décidément effacé de la prononciation. Il en est de même de Ye muet de certains adverbes : hardiement, orale- ment (telle était l'orthographe de ces adverbes). L'ancienne langue articulait Ye muet qui entre dans leur composition; la langue du quinzième siècle n'est pas constante à cet égard ; on trouve dans la farce de Patelin, par exemple, cet e tantôt compté, tantôt non compté. Mais la contraction ne. tarde

pas beaucoup à se faire ; cet e cesse de se prononcer, il cesse ensuite de s'écrire, ou bien, comme dans les adverbes en ument, ûment, uement, l'orthographe de l'Académie de- meure inconséquente , n'écrivant ces adverbes ni tous avec e ni tous sans e.

La langue du seizième siècle n'inaugure rien de nouveau ; mais elle assure et confirme ce qui s'était fait au quinzième. Quand on considère combien elle a de caractère et de vraie beauté, quand on la voit cultivée par des écrivains aussi émi neuts qu'Amyot et Montaigne, on se demande pourquoi la dix-septième siècle se crut autorisé à émonder un parler si ample et si souple, à corriger un instrument d'un si bon usage. Pourtant, en examinant de près la contexture de cette langue du seizième siècle et son histoire, on y trouve cer- taines particularités qui témoignent de la nécessité d'une ré- formation et qui montrent que, malgré d'excellentes condi- tions, on ne pouvait la recevoir pour fixée.

Deux vices compromirent la langue à cette époque, le lati- nisme et l'italianisme. On était dans une grande ferveur pour l'antiquité classique, et, bien que Henri Estienne eût voulu montrer que le français avait une affinité particulière avec le grec, c'était toujours vers le latin que les emprunteurs se tournaient. Et ils empruntaient outre mesure. La plaisante- rie de Rabelais sur l'écolier limousin qui ne parle qu'en mots latins francisés, et qui, serré à la gorge par Pantagruel, ne trouve plus que son patois, est une caricature sans doute, mais une caricature pleine de vérité. Et Rabelais lui-même est plus d'une fois tombé dans le défaut qu'il ridiculisait; tantôt la construction, tantôt l'expression est chez lui trop latine. La chose alla au point que l'on fit une tentative pour changer le genre d'une catégorie de mots. Le français, en adoptant les termes latins abstraits en or qui sont tous. masculins, les a tous faits féminins : la douleur, la peur, la chaleur, etc.; le petit nombre de mots de cette espèce qui sont actuellement mas- culins le sont devenus par ces déviations que produit souvent dans le long cours du temps l'oubli des règles les plus ef- fectives : tels sont Y amour qui pourtant est resté des deux genres, le labeur qui de bonne heure est devenu masculin, et Y honneur qui est resté féminin jusqu'à la dernière limite de la transformation moderne. Ce féminin , en contradic- tion avec le masculin du latin , chagrina les latinistes du seizième siècle ; aimant mieux parler latin que fiançais , ils essayèrent de donner le masculin à tous ces noms , et c'est ainsi qu'entre autres on trouve humeur du masculin dans Ambroise Paré.

L'italianisme fut un autre fléau de la langue. Les fréquentes expéditions au delà des monts et les séjours prolongés de tant de Français en Italie avaient rendu l'italien très-familier en France; mais surtout le grand éclat que jetaient alors les lettres et les arts dans la péninsule séduisait les esprits et donnait le prestige de la mode à tout ce qui était italien. On dénaturait le français, on l'italianisait, et Henri Estienne écrivit un livre plein de raison et de vigueur contre ce mauvais néologisme qui altérait tout sans rien renouveler. Recevoir l'influence italienne était certainement, au seizième siècle, très-salutaire; mais recevoir en même temps les tour- nures et les locutions italiennes était un désordre pour la constitution, la pureté, la correction de la langue française.

COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE.

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Ce furent ces deux travers , le latinisme et l'italianisme , qui, lorsqu'on en revint , firent vieillir si rapidement la langue du seizième siècle et ses auteurs , et qui obligèrent le dix- septième à faire révision et épuration. A peine quelques an- nées s'étaient écoulées, et déjà Rabelais, Amyot, Ronsard et même Montaigne étaient devenus archaïques. L'Académie, faisant la première édition de son dictionnaire , ne pouvait citer comme textes de langue des œuvres pourtant si émi- nentes par le talent et par le style.

Le fait est qu'on ne parlait plus , qu'on n'écrivait plus comme ce siècle et ses écrivains ; ils appartenaient à l'histoire de la langue, non à l'usage présent. Ce fut l'engouement pour l'antiquité classique et pour l'Italie devenue classique à son tour qui porta la langue à se défigurer elle-même ; mais il faut ajouter qu'au moment elle s'abandonnait à ce triste goût du pastiche , elle n'avait guère de résistance, de lest et de tradition. On se rappellera ce qui a été dit ci- dessus, qu'en tant que langue sans cas , le français est le plus moderne des idiomes romans ; que cette transformation , commencée au quatorzième siècle , ne fut achevée qu'au quinzième , et qu'elle fit tomber dans le plus profond oubli toute la vieille littérature qui avait été la gloire de la France aux yeux de l'Europe. N'ayant plus de passé et n'ayant pas encore de présent, la langue était sans défense contre les em- prunts autorisés par les modèles latins ou italiens.

Après ces généralités, il suffira de signaler au lecteur quelques particularités. Ce fut dans le passage du quinzième au seizième siècle que la langue perdit définitivement la no- tion du véritable emploi du pronom moi, toi et lui. Ces pro- noms dans l'ancien français sont des régimes et ne jouent pas le rôle de sujets ; on disait : je qui parle, tu qui parles, il qui parle. Du moment que les cas des substantifs furent perdus, la nouvelle langue eut peu de souci de ceux des pronoms; et, bien qu'elle se refusât à dire : moi parle, toi parles, elle s'accoutuma à dire : moi qui parle, toi qui parles. Quant à lui, non-seulement elle dit : lui qui parle, mais en quelques circonstances elle s'en servit directement et sans intermé- diaire en place du pronom // : Les autres se taisaient, lui prit la parole. On comprend maintenant pourquoi, en termes de pratique, on dit : je soussigné.... et non : moi soussigné... . Le langage technique a conservé un emploi aboli partout ailleurs.

C'est au seizième siècle que la prononciation aime-l-U, et autres formes semblables, devient prédominante. Dans les temps primitifs de la langue, au onzième siècle et même au douzième, la troisième personne du singulier au pré- sent de l'indicatif dans les verbes de la première conjugaison est écrite avec un t : il parlet, il donet , etc. Mais les vers prouvent que ce t était purement étymologique , ne se pro- nonçait pas , et laissait Ye muet s'élider devant une voyelle. Plus tard, dans le treizième siècle, ce t ne s'écrit plus; et derechef les vers prouvent que des formes comme parle il , clone il, étaient articulées sans qu'un t s'y fit entendre , puisqu'elles ne sont que de deux syllabes. Mais au seizième siècle il n'en est plus de même ; à la vérité l'orthographe ancienne est conservée, et l'on écrit encore parle il, done il; mais la prononciation ancienne n'est pas conservée , et les grammairiens nous apprennent qu'un t non écrit se fait en-

tendre. Maintenant nous écrivons ce t et nous le pronon- çons.

Dans l'ancienne langue , les participes présents sont tou- jours traités comme des adjectifs , lors même qu'ils sont suivis d'un régime. Le seizième siècle ne déroge pas à cet usage, et il dit : les hommes craignants Dieu. Le dix-septième hésita entre l'usage traditionnel et les nouvelles distinctions des grammairiens , et la Fontaine dit très-correctement :

.... Ces rats qui, les livres rongeants, Se font savants jusques aux dents.

La démarcation que les grammairiens ont tirée entre l'ad- jectif verbal en ant et le participe présent est souvent très- manifeste; mais quelquefois aussi elle est très-subtile. Dans tous les cas elle n'apporte ni clarté , ni utilité à la langue , et dès lors il n'a pas été bon de changer l'ancienne règle, qui , émanant directement du latin, avait duré six ou sept siècles, et d'allonger, par une décision arbitraire, la classe déjà trop étendue des archaïsmes mis hors de service.

Le seizième siècle eut aussi l'habitude de dire a-vous pour avez-vous ; cette contraction n'a pas duré, et il n'y a pas de raison de la regretter. On regrettera encore moins une façon de parler qui fut alors à la mode parmi les gens de cour, ce fut de dire : f avons, f aimons, joignant la pre- mière personne du singulier avec la première du pluriel. Heureusement, un si absurde solécisme sortit de l'usage. Vaugelas l'aurait sans doute banni, et il aurait bien fait.

Ce serait dépasser les conditions d'une préface de dic- tionnaire et prendre une peine superflue que d'étendre ce préambule jusqu'à la langue du dix-septième , du dix-hui- tième et du dix-neuvième siècle. Ici nous touchons à une langue fixée ; les variations qui se remarquent dans ce laps de temps ne portent plus le même caractère que celles qui ont été esquissées ci-dessus. Je me contenterai de dire que le dix- septième siècle apporta la correction, la règle et les principaux modèles de la diction; que le dix-huitième siècle, acceptant la langue comme fixée, se tint aussi près que les circonstances le permirent, du type qu'il avait reçu ; et que le dix-neu- vième siècle, assailli de nouvelles idées, fait au néologisme plus de part au'il n'en avait eu depuis deux siècles.

VII. COUP D OEIL SUR L HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE JUSQU'AUX ABORDS DE l'ePOQCE CLASSIQUE.

Mon intention n'est pas ici de faire une énumération de noms d'auteurs et de noms d'ouvrages; mais je veux in- diquer quels furent les genres de l'antique littérature et quelle en fut la valeur. Cette littérature est restée ense- velie jusqu'à ces derniers temps; le seizième siècle en parle encore quelque peu , et Marot donne une édition refaite du Roman de la Rose; mais depuis lors il n'en est plus question. Le dix-septième siècle garde un profond silence sur ce qui s'était fait en France durant tout le moyen âge; on connaît Marot et Villon, mais on ne va pas plus loin ; on est terrifié, ce n'est pas *rop dire, de l'épaisse barbarie qu'on n'ose ai-

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COMPLÉMENT DE LA PIIÉFACR.

fronter, et l'on n'a d'oreilles et d'yeux que pour l'Italie et l'Espagne, et surtout pour l'antiquité latine et grecque. Le dix-septième siècle, dans sa superbe, ignorait le moyen âge et y était indifférent; le dix-huitième siècle était hostile, et il n'eiit pas patiemment écouté celui qui lui aurait dit que étaient des choses qui méritaient d'être examinées, et que nous n'étions pas tellement les descendants directs des Grecs et des Romains qu'il y eût lieu d'écarter avec mépris, de notre généalogie, ces aïeux de qui nous tenions du moins notre langue et tous les éléments de notre existence sociale. Malgré cette hostilité, le mouvement historique qui caracté- rise le dix-huitième siècle porta même vers ce moyen âge tant oublié ou tant haï certains travailleurs: les Bénédictins avaient commencé l'Histoire littéraire de la France, et l'Aca- démie des inscriptions insérait dans sa collection de bons mémoires sur cette époque.

Pourtant la véritable exhumation de nos vieux monuments littéraires fut reculée jusqu'au dix-neuvième siècle. Alors se commença la publication de tous ces textes que depuis longtemps personne n'avait jugés dignes d un coup d'œil. On avait beaucoup à faire; non-seulement les bibliothèques de France, mais aussi celles d'Angleterre, d'Italie et des pays du Nord, étaient pleines de manuscrits en langue fran- çaise. Ce n'était point un engouement passager, car l'intérêt de ces études s'accrut au lieu de décroître ; ce n'était pas non plus un objet stérile, car il en sortit des lumières vives et inattendues tant sur l'histoire de la langue que sur celle des lettres françaises et étrangères. Chose singulière ! les Français ne furent par les seuls à s'en occuper; ils eurent pour auxiliaires très-actifs et très-savants les Allemands , qui, curieux de tous les genres d'érudition, ne négligèrent pas celui-ci ; et maint érudit d'au delà du Rhin, délaissant le grec ou le latin ou le germanique, s'est fait un nom dans le domaine des langues romanes et, en particulier, dans celui de la langue d'oïl ; on aime à y voir un témoignage de leur reconnaissance pour le plaisir qu'eurent leurs ancêtresdu douzième et du treizième siècle à traduire ou à imiter tant d'œuvres des trouvères ou des troubadours. Les Anglais aussi n'ont pas failli à fournir leur contribution ; entre l'é- poque de la conquête normande et le quatorzième siècle, la langue anglaise prend le dessus sur le français, il y a un grand intervalle durant lequel les histoires des deux langues sont perpétuellement confondues; et en publiant nos docu- ments de langue d'oïl, ils publient des documents qui inté- ressent leurs propres annales.

Il est certain que la littérature française remonte au on- zième siècle. A ta Térité on n'a qu'un très-petit nombre de pièces assignées par une date positive à un temps aussi reculé. Mais, toutes les fois que l'on étudie les monuments apparte- nant avec certitude au douzième siècle, on est conduit par toutes sortes d'indices à reconnaître que, dès avant le dou- zième siècle, il existait des œuvres en langue française. C'est donc à partir de l'an mil et peu après l'établissement des Capétiens sur le trône, que le^ Français, renonçant au latin, s'essayèrent en leur propre idiome à des compositions litté- raires. Cette date est à noter; car, dans l'Occident latin, il n'y a que le provençal qui remonte aussi haut. A cette épo- que, ni l'italien ni l'espagnol n'ont de Uttéralure. Ce qui

avait été commencé au onzième siècle prit ira très-grand ac- croissement an douzième, âge d'or de l'ancienne littérature, si l'on considère l'abondance des compositions, l'originalité qui les inspire et la pureté de la langue.

Il faut mettre très-brièvement mais nettement sous les yeux du lecteur les conditions qui étaient imposées au nouveau développement. Ce nouveau développement ne naissait pas parmi les lettrés, qui appartenaient presque exclusivement à l'Eglise, se servaient du latin, et ne l'employaient guère pour les besoins de l'art profane. Il s'adressait à la société laïque, aux hommes féodaux, rois, barons et vassaux. On n'avait derrière soi comme modèle possible, que l'antiquité à demi oubliée, à demi travestie. La Grèce était absolument fermée ; la latinité seule demeurait entr'ouverte. Mais il s'était formé un idéal moitié chrétien, moitié militaire, qui n'avait rien de commun avec l'héroïsme de la vertu païenne et romaine. Ceux pour qui allaient retentir les chants nouveaux voulaient qu'on leur parlât de ce qui les captivait, et qu'on représentât devant eux, dans la louange et dans le blâme, les sentiments et les hauts faits féodaux et chrétiens ; et ceux qui allaient prendre la parole dans une société ainsi disposée, embou- cber la trompette et appeler les renommées légendaires dans le champ clos de la poésie, n'avaient d'émotion que pour le baron vêtu de fer et son coursier, pour le suzerain et le vassal, pour les dames inspiratrices des exploits chevaleres- ques, et pour l'Église à laquelle les preux les plus illustres venaient, quand la componction les saisissait, demander par- don de leurs offenses ou pieux repos pour leurs vieux jours.

La poésie, dès lors, ne pouvait pas ne pas être origi- nale : aussi le fut-elle pleinement ; notable mérite sans doute, mais mérite qui ne fut pas sans une grande lacune. L'antiquité gréco-latine avait amassé des trésors de style sans lesquels rien d'achevé ne devait plus se produire dans le domaine de la beauté idéale. L'art antique est à la fois un modèle et un échelon pour l'art moderne. Ce modèle et cet échelon, les trouvères ne l'eurent pas. Peut-être, à cette haute époque, l'on sortait péniblement de la fusion la- tino-barbare et le mélange germain n'avait guère pré- paré les esprits à goûter les beautés classiques, n'y avait-il aucun moyen que les modèles latins eussent de l'influence sur la manière de penser et d'écrire des gens qui commen- çaient à penser et à écrire dans un monde si différent du monde antique. Quand, près de trois siècles plus tard, Dante, avec Virgile pour guide, entre dans la cité dolente et parmi la gent perdue, il se vante à Y âme courtoise du Mantouan d'avoir appris dans l'étude de l'Enéide ce beau style qui lui fait tant d'honneur. Si, à son début, le quatorzième siècle savait se plaire à Virgile et y profiter, le onzième à son début ne le savait pas encore ; et nos poètes primitifs, trop peu développés pour se former à l'école des maîtres latins, furent sans autre inspiration que celle du milieu qui les pro- duisit.

On fera, je crois, à ces temps leur juste part en disant qu'ils furent un âge intermédiaire d'exercice et de prépara- tion. A la langue d'oïl et à la langue d'oc échut cet office; elles peuplèrent le désert qui s'était fait, d'ébauches sans doute, mais d'ébauches pleines de vie, de caractère et de charme pour les contemporains. Ainsi se passa ce qui est années dans

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la jeunesse des individus, et ce qui fut siècles dans la jeu- nesse des nationslatines. Après ce temps qu'on doit dire bien employé, les esprits commencèrent à sentir et à goûter l'art littéraire de Rome, et alors éclata en Italie une première renaissance avec Dante, Pétrarque et Boccace. Il fallut un autre intervalle pour atteindre une seconde renaissance, pour sentir et goûter l'art littéraire de la Grèce.

Nos poètes étaient loin de là. On les nomme trouvères en français et troubadours en provençal, ce qui signifie ceux qui trouvent et inventent: dénomination originale, très- voisine de celle que les Grecs donnèrent à leurs trouvères (irotYiTrjç, celui qui fait, qui crée ; le latin poeta n'en est qu'une traduction). Ils trouvèrent en effet et inventèrent comme on trouve et invente dans ces époques de produc- tion spontanée. Le monde occidental avait gardé dans son souvenir le grand empereur qui avait restauré le trône im- périal, et qui d'une main avait, au nord, soumis la Ger- manie, au midi repoussé l'islamisme. La légende s'était emparée de lui , de ses compagnons et de leurs exploits. On en faisait des récits qui confondaient les temps et les lieux et qui n'ont de vrai que l'impression ressentie par les contemporains et grossie par les descendants. C'est que les trouvères puisèrent à pleines mains, et la matière ne leur faillit que quand le public se dégoûta des barons et de leur empereur, des païens et de leurs guerres. On appelait alors païens, aussi bien que les Germains qui l'étaient en effet, les Musulmans qui n'adoraient qu'un seul Dieu.

C'est ce qu'on nomme le cycle de Charlemagne. Une geste est le récit des exploits d'un prince ou d'un preux carlovingien ; et une chanson de geste est un poëme de ce cycle. Nulle matière n'a plus abondé sous la plume des trouvères ; les chansons de geste sont très-nombreuses, plu- sieurs sont très-longues. Les Grecs ont donné le nom de cycliques aux poètes qui avaient traité les diverses bran- ches de l'histoire de la guerre de Troie. On transportera sans peine cette appellation aux trouvères qui ont chanté les diverses branches de l'histoire légendaire de Charlema- gne ; ce sont aussi des cycliques, mais il n'y a pas un Ho- mère parmi eux.

Cependant l'oubli auquel ils ont été condamnés est in- juste, et il est facile de montrer que leur labeur n'a point été stérile ni leur poésie perdue et sans écho. Si on ne peut pas citer un poème qui ait mérité de prendre rang entre les épopées consacrées par l'admiration de l'humanité, on peut du moins citer, parmi les souvenirs qui se sont perpétués, les personnages qu'ils ont créés. Les trouvères ont jeté dans l'imagination du peuple et de l'avenir toute une galerie d'héroïques figures, assez fièrement dessinées et assez originales pour que , depuis leur apparition dans la poésie, on ne les ait plus oubliées. Rolanc, Renaud, Ogier et quelques autres sont sortis de cette officine poétique ; et, bien que les Iliades qui les avaient chantés aient disparu de la mémoire des hommes, ces preux n'ont pas eu le destin des vers qui rendirent européenne leur renommée : les Achille, les Hector et les Enée, héros classiques, ne sont pas plus souvent évoqués que ces héros de l'âge roman. Il n'ap- partient jamais, je crois, à une époque postérieure de refaire des réputations éteintes, et la gloire est comme cette île

du poète, dans laquelle on ne rentre plus quand on en est dehors. Mais l'érudition peut réparer des oublis quand fis sont trop complets pour être justes, et rendre une demi- auréole à ceux qui, dans leur temps, ne furent ni sans charme, ni sans honneur, ni sans influence.

Les chansons de geste présentent deux inspirations très- distinctes, suivant qu'elles sont pour l'empereur ou pour les barons. Dans les premières, le vieil empereur (car elles le représentent presque toujours au terme de sa carrière, la barbe blanche, et couronné de tous ses exploits au service de la chrétienté), le vieil empereur alebras invincible; il esta la tête des barons de France; ceux de Normandie, de Bavière et d'Al- lemagne combattent sous ses ordres, et il guerroie victorieu- sement contre les païens. Dans les autres, l'empereur est un personnage débile, hardi en paroles, couard en action , et dis- putant aux seigneurs leurs fiefs légitimes ; en face de lui sont les barons féodaux, la menace à la bouche, le bravant dans sa cour, lui tenant tête sur les champs de bataille; toute cette branche des chansons de geste chante la féoda- lité triomphante, la royauté affaiblie , et témoigne que le régime féodal était devenu populaire dans les affections et dans la poésie. Les chansons de geste sont écrites en vers de dix syllabes, rarement en vers alexandrins, et partagées en séries monorimes inégalement longues qu'on nomme des couplets.

Notant, pour mémoire seulement, les poèmes emprun- tés à l'histoire de Rome ou de la Grèce, je m'arrêterai sur un autre cycle qui eut aussi une très-grande vogue, celui d'Artus ou de la Table ronde. Il est moins ancien, ne naquit que dans le douzième siècle et n'est point indigène ; c'est un emprunt fait aux légendes celtiques. Dès que ces lé- gendes eurent trouvé leur chemin en France, elles furent ac- cueillies avec une faveur extrême, et, cessant d'être bornées aux terres bretonnes du continent et des deux grandes îles, elles devinrent, par l'intermédiaire des trouvères, le bien com- mun de l'Europe. La renommée de Merlin, de Lancelot du Lac, de Tristan et de la reine Yseult, ne le cède guère à celle de Charlemagne et de ses preux. Seulement les trou- vères ne furent qje des metteurs en œuvre ; mais le succès fut immense, et dans ce cycle, comme dans le cycle carlo- vingien, ils eurent l'habileté de tracer des caractères et des personnages qui ne sortirent plus du fonds commun des souvenirs européens. C'était un de ces poèmes que Françoise de Rimini lisait quand elle répondit à l'amour de celui qui lisait avec elle et qui est devenu son éternel compagnon, son éternel amant, dans les vers douloureux du poète florentin. Le cycle de la Table ronde n'est pas écrit dans le rhythme du cycle carlovingien ; ce sont des vers de huit syllabes en rimes plates.

A côté des poèmes de ces deux cycles viennent se ranger les compositions auxquelles on a donné le nom de poèmes d'aventures. Ceux-là n'ont pas un fond historico-légendaire comme les chansons de geste , ni un fond d'imaginations celtiques comme les poèmes de la Table ronde. Ce sont des œuvres tout, héros et situations, est de l'invention de l'auteur. On les comparera très-justement à nos romans, sauf qu'ils sont en vers. Ce genre de littérature a beaucoup fleuri Ce sont en général des compositions de chevalerie ,

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d'amour et quelquefois de religion. Quelques-unes sont gracieuses et intéressantes; on peut citer surtout Flore et Blanche 'fleur , et Idoine et Amadas. Amadas rappelle le cy- cle des Amadis, qui, certainement espagnol au seizième siè- cle, a peut-être des liaisons avec de plus anciennes composi- sitions françaises. Les poèmes d'aventures sont écrits, comme ceux du cycle de la Table ronde , en vers de huit syllabes à rimes plates.

Ces poèmes sérieux n'ont pas manqué d'être accompagnés de poèmes railleurs qui les ont parodiés et ont fait rire des grands coups de lance, des exploits merveilleux et des pro- digieux héros. Le plus amusant de ces poèmes, et il est réellement très-amusant, c'est le Voyage de Charlemagne à Jérusalem. Le grand empereur, portant majestueusement la couronne et l'épée impériales , passe devant l'impératrice qui lui dit qu'il y a un prince qui porte encore mieux que lui la couronne et l'épée : « Et qui est-ce ? » dit Charlemagne courroucé. L'impératrice veut en vain retirer une parole imprudente , elle est obligée de nommer l'empereur de Con- stantinople. Charlemagne part aussitôt pour cette ville avec «ses preux , jurant que , si le dire de l'impératrice n'est pas n-ai , il lui coupera le cou à son retour. Rendus à Constan- tinople, nos preux gabent à qui mieux mieux, c'est-à-dire se vantent d'accomplir les choses les plus prodigieuses; Ro- land , Olivier et les autres enchérissent sans réserve en fait de prouesses et de merveilles. Un espion qui a été placé auprès d'eux, vient, tout effrayé, rapporter ces propos au prince de Constantinople, qui met nos héros au défi. Ceux- ci se regardent tout interdits, j'allais dire, tout penauds; mais un ange arrive à leur secours ; il accomplit leurs plus extravagantes gaberies; et Charlemagne, poursuivant son voyage victorieux jusqu'à Jérusalem, rapporte de la ville sainte les précieuses reliques. C'est encore un poème héroï- comique que le Montage Guillaume, ce paladin, prenant l'habit religieux, mais ne prenant que cela de la vie monas- tique, fort comme Hercule , glouton, peu endurant, indocile, devient l'effroi des moines parmi lesquels il s'est retiré. On citera aussi Baudoin de Sebourg, qui est d'une époque moins reculée (le quatorzième siècle), et que Génin regardait comme un des vrais et meilleurs précurseurs du charmant poème de Roland le Furieux.

Au genre des poèmes satiriques plutôt qu'à celui des poèmes héroï-comiques appartient le Roman de Renart, l'une des plus célèbres compositions du moyen âge français. Ce sont les animaux qui font les rôles. Ces rôles sont féodaux. Le goulpil (vu/pes) se nomme Renart; le loup, Ysengrin; la louve, dame Hersent; le lion, roi Noble; la poule , Pintain; le coq, Chantecler ; l'âne, Bernard; le liè- vre, Couard; l'ours, Brun; le moineau, Drouineau, etc. Renart représente l'astuce, la perfidie, la rapacité, l'a- dresse; Ysengrin, la violence et la brutalité; dans ses luttes avec Renart, il a, malgré sa force supérieure, presque toujours le désavantage. Le roi Noble essaye en vain de rendre justice et de redresser les torts. Le thème étant donné (et ce thème ne remonte pas à moins que le douzième siècle et peut-être le onzième), les trouvères le développèrent et y ajoutèrent sans cesse des continuations; c'est ce qu'on nomme les branches de Renart ; elles sont de mains et d'é-

poques très-différentes. Quelques-unes sont fort licencieuses; mais plusieurs se font remarquer par la verve , l'originalité , le mordant de la satire. On ne peut rien voir de plus caracté- ristique et de plus amusant que Renart -se confessant dévo- tieusement au Milan et mangeant son confesseur.

Les poèmes didactiques sont en grand nombre. Le plus célèbre de tous est le Roman de la Rose, qui, commencé par Guillaume de Lorris et achevé par Jean de Meung, est, sous la main du premier, une allégorie amoureuse et, sous la main du second, une espèce d'encyclopédie. A côté on rangera les Images du monde, les Bestiaires, les Castoie- ments ou enseignements moraux, et tant d'autres composi- tions où l'on s'efforçait d'instruire en plaisant. Ce qui plaisait, c'était la forme versifiée ; la prose n'entrait point encore en partage de ces expositions.

Il ne me reste plus dans une revue si sommaire qu'à mentionner deux genres tout à fait originaux et très-dignes d'attention : les chansons et les fabliaux. Les chansons sont innombrables ; elles ont été étudiées avec beaucoup de soin par M. Paulin Paris dans le tome XXIII de Y Histoire littéraire de la France. Il y en a de très-jolies, de très-gracieuses, de vraiment belles ; et, suivant moi , on pourrait , d'un choix de ces chansons, composer un volume rivalisant avec les canzoni de Pétrarque, qui leur est postérieur de deux siècles; le recueil de Chants historiques français du dou- zième au dix-huitième siècle, par M. Leroux de Lincy, a été formé à un autre point de vue. Ce qu'a fait M. Paulin Paris pour les chansons, M. Le Clerc l'a fait au même endroit pour les fabliaux. Ce sont des contes satiriques, moraux, plaisants; la verve de nos trouvères a été inépuisable; la licence et la grossièreté en déparent plusieurs; mais il en reste beaucoup encore qui sont pleins de sel et de piquant. Ce mérite a été bien senti par ceux des étrangers qui imitaient la littérature française, et alors on l'imitait par- tout. Boccace ne s'est pas fait faute de s'enrichir des dé- pouilles de nos conteurs. Souvent ils ont pénétré bien plus loin et dans des endroits la trace en est perdue. On se rappelle, dans Zadig de Voltaire, l'émouvante rencontre de Zadig avec un ermite dont les actions sont inexpli- cables et qui se transforme en l'ange du destin. Voltaire avait pris l'idée de cet épisode dans un poète anglais, Parnell; et celui-ci, à son tour, le tenait, par je ne sais quel enchaînement , d'un fabliau français du douzième ou treizième siècle. Un récit aussi original ne s'invente pas deux fois.

La prose fut beaucoup moins cultivée que la poésie. Ce- pendant on doit citer des ouvrages historiques, Villehar- douin, Joinville, la Chronique de Rains, des romans du cycle de la Table ronde et autres, des écrits sur la législation et le droit , des sermons , des traductions. Il n'est pas besoin de faire ressortir l'importance de livres comme ceux de Ville- hardouin et de Joinville, narrateurs de ce qu'ils virent et de ce qu'ils firent. J'ajouterai que ce sont les bons manuscrits de textes en prose qui représentent la langue dans son meil- leur état de correction grammaticale.

Il ne suffit pas , pour apprécier cette littérature , de dire ce qu'elle a produit et les genres elle s'est essayée ; il faut dire aussi ce qui en est advenu et quel en a été le succès.

COMPLÉMENT DE EA PRÉFACE.

LV

Or ce succès a été très-grand; pourtant il faut distinguer, car il y a un succès absolu et un succès relatif.

J'appelle absolu le succès d'une littérature quand, sortant des limites de temps et de lieu , elle se conserve d'âge en Age et devient une propriété commune pour l'esprit humain. Telle n'a pas été la fortune de la littérature du moyen âge français; un oubli profond l'a ensevelie pendant plusieurs siècles ; aujourd'hui , exhumée et remise en lumière , on ne peut lui contester une grande importance pour la langue, un intérêt pour l'histoire, et, dans certaines de ses parties, un charme véritable pour l'esprit. Mais une exhumation n'est pas le retour à la vie; cette littérature est et demeurera un ter- rain réservé et un plaisir d'érudition. Cependant, si le goût qui se manifeste pour les notions de notre passé litté- raire s'étend et se fortifie , si l'étude de la langue française est comprise dans un ensemble qui en embrasse les époques et les changements , si même ce dictionnaire contribue pour quelque peu à faciliter et à propager cette manière de con- cevoir et de connaître le français, on peut penser que le cercle des amateurs s'agrandira , et que ceux qui Usent ajouteront à leurs plaisirs quelques excursions dans la poé- sie du moyen âge, dans les cycles carlovingiens ou bre- tons, dans le Renart, dans les fabliaux, dans les chansons. Du côté du succès relatif, rien ne fut à désirer. On deman- dera sans doute quelle en fut l'extension. S'il s'était borné à la France, et si, pendant deux ou trois siècles,- la pro- duction originale avait pleinement satisfait aux besoins in- tellectuels d'un aussi vaste pays, ce serait encore un fait littéraire considérable et qui mériterait d'être consigné dans les annales de l'histoire. Principibus placuisse viris haud ultima laus est, a dit Horace; moi je dis que ce n'est pas la moindre des gloires ni un honneur à dédaigner que de plaire à un grand peuple et à une grande épo- que; car l'époque féodale,