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1825

LETTRES

ET ÉPITRES AMOUREUSES

DHELOISE ET D'ABEÏLARD. IL

LETTRES

ET ÉPITRES AMOUREUSES

DHÉLOISE ET D'ABEILARD.

NOUVELLE ÉDITION.

TOME SECOND.

PARIS, CHEZ GARNERY, LIBRAIRE,

BUE DE L'OBSEEVANCE, 10. 1825.

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AVIS.

Le reproche mérité que nous ont fait jusqu'à présent plusieurs gens de lettres d'avoir touiours omis, dans les différentes éditions de l'excel- lente épître d'HÉLoisE,par M. Colav- cleaU) la lettre originale de M. Pope, lettre d'autant plus intéressante que c'est à elle que la littérature est rede- vable des différentes épîtres en vers qui ont paru depuis seize à dix-huit ans, nous engage aujourdhui à l'in- sérer dans la collection précieuse que nous offrons au public, persuadés qu'il la lira avec autant d'avidité que les épîtres qui la suivent. Cette lettre est un chef-d'œuvre d'expressions tendres, de sentimens vifs et pas- sionnés] on y verra avec quel feu,

6 AVIS,

quelle énergie, l'auteur anglais y fait parler la sensible Héloise. C'est une amante désolée, une femme privée de ce qu'elle a de plus cher, qui n'existe plus que pour l'ombre d'un homme qu'elle aime toujours avec encore plus d'ardeur; qui peint ses tourmens excessifs et qui sont sans remède; que la douleur, la tendresse accablent, et lui font oublier, dans ces momeiis de délire, le Dieu qu'elle sert, le cloître qui la renferme, l'uni- vers, et même jusqu'à elle.

AVANT-PROPOS.

Abeilard et HêloÏse vivaient dans le douzième siècle. Ces deux personnes furent les plus distinguées de leurs temps , par les lumières de leur esprit et les grâces de leurs figures ; mais rien ne les rendit plus célèbres que leur pas- sion infortunée. Après une longue suite de malheurs , ils se retirent chacun lans un couvent séparé , et y con- sacrent le reste de leurs jours aux de- voirs de la religion.

Ce fut quelque temps après leur sé- paration , qu'une lettre d'Abeilard , adressée à un ami , et qui contenait l'histoire de ses malheurs, tomba entre les mains dHcloisc. Cet écrit réveilla toute sa tendresse, et occasiona ces

8 AVANT-PROPOS,

fameuses lettres qui peignent si vive- ment le combat de la nature et de la grâce : celle-ci en est imitée et tirée en partie.

LETTRE

AMOUREUSE

D'HÉLOÏSE A ABEILARD.

Dans cette solitude paisible, séjour la contemplation tourne constamment ses regards vers le ciel, lieu règne un si- lence si profond , quels mouvemens trou- blent la tranquillité de mon âme? Pour- quoi mes pensées s'égarent-elles au-delà de cette retraite sacrée ? Pourquoi mon cœur ressent-^il des feux si long- temps oubliés? Quoi! aimerais- je encore?

Oui , cette lettre vient de lui ; c'est le nom d'Abeilard qu'Héloïse doit baiser en- core une fois. Nom cher et fatal! je ne veux plus te prononcer : ne passe plus ces lèvres que la religion a consacrées au si- lence ; reste à jamais renfermée dans mon cœur, l'idée trop chérie d'Abeilard est mêlée avec celle de Dieu.

io LETTRE D'HELOISE

Que ma main s'arrête , et ne trace pas ce nom.... Mais je viens de l'écrire.... C'est à mes larmes à l'effacer. En vain la malheu- reuse Héloïse a recours aux larmes et à la prière : son cœur commande sans cesse, et sa main obéit toujours.

O murs , dont la sombre enceinte ren- ferme des tourmens volontaires, et retentit de soupirs poussés par la pénitence ! ro- chers que de pieux genoux ont usés ! ca- vernes hérissées d'épines ! autels les vierges au tein pâle veillent sans cesse! statues des saints, qui ont appris à se vaincre eux-mêmes ! votre vue et mon long silence ne m'ont point rendue insensible comme vous. En vain le ciel me rappelle à lui ; tandis que je prie , la nature , toujours rebelle, occupe la moitié démon cœur; mes prières , mes jeûnes , mes pleurs , ne peuvent éteindre ni même affaiblir le feu qui me dévore.

Sitôt que ma main tremblante eut ou- vert ta lettre , ô mon cher Abeilard ! ton nom , qui s'offrit d'abord à mes regards,

A ABEILARD. n

réveilla en moi le sentiment de tous mes malheurs : nom toujours triste , toujours chéri , et que je ne puis prononcer sans pousser des soupirs et verser des larmes. Je tremble toutes les fois que je trouve le mien , sûre que quelque infortune le sui- vra de près. Mes yeux , baignés de pleurs, parcourent ta lettre de ligne en ligne , et n'aperçoivent jusqu'au bout qu'une lon- gue suite de malheurs..... Tantôt je m'y vois brûlante de l'amour le plus tendre, tantôt accablée à la fleur de l'âge par le plus cruel chagrin ; enfin , perdue dans l'obscure solitude d'un couvent, l'aus- tère religion doit éteindre la flamme la plus vive, ici doivent mourir les plus nobles passions, l'amour et la gloire.

Ecris-moi cependant, cher Abeilard, écris-moi tout ce que ton cœur ressent encore : que j'unisse mes douleurs aux tiennes, et que je rende soupirs pour sou- pirs; cette ressource ne peutm'être ôtée ni par la fortune ni par nos ennemis; et mon Abeilard serait-il plus cruel qu'eux?

12 LETTRE D'HÉLOISE

Mes larmes sont à moi , et je ne es mé- nagerai pas; je donnerai à l'amour celles que j'aurais versées dans la prière. Ces tristes jeux n'ont rien de mieux à faire...: Lire et pleurer sera leur occupation éter- nelle. Partage donc avec moi tes peines, accorde-moi cette triste consolation : faig pîus encore* rejette-les toutes sur moi.

Le ciel n'inspira d'abord l'invention des lettres que pour le soulagement des malheureux , pour quelque amant banni , ou pour une amante captive. Elles vivent, parlent, et expriment ce que l'amour a de plus tendre : par leur moyen , les désirs d'un jeune cœur se communiquent sans crainte, l'âme se déploie tout entière aux yeux de l'objet aimé , l'absence est trom- pée, et, franchissant la distance des lieux, un soupir passe de l'Inde jusqu'au pôle. Tu sais avec quelle innocence j'allai d'abord au-devant de ton amour , qui se déguisait sous le nom d'amitié, mon ima- gination te prêtait une forme angélique, tes yeux brillaient d'une flamme douce,

A ABEILARD. i3

pareille à un rayon céleste. Croyant pou- voir t admirer sans crainte , je t'aimai sans remords. Quand tu chantais les louanges du seigneur, les cieux me semblaient at- tentifs aux accens de ta voix 5 et lorsque tu annonçais les vérités divines , elles me paraissaient s'embellir en passant par ta bouche.

Quels préceptes pouvaient manquer de persuaderquand tu les donnais? tu m'en- seignas trop aisément qu'aimer n'était pas un crime.- Bientôt je m'abandonnai à la séduction de me3 sens, et ne souhaitai plus de voir ange celui que j'aimaiscomme homme. Je ne vis plus que dans un sombre éloignemen t la félicité des esprits célestes , et je cessai de leur envier le ciel , que je perdais pour toi.

Combien de fois, hélas! ai-je dit en moi-même , lorsque mes parens me pres- saient de choisir un époux : Je tiens pour cruelles toutes les lois que l'amour n'a point dictée9 ! L'amour , aussi libre qu'un habitant de l'air, à la vue des liens de

i } LETTRE DHËLOISE

l'hymen, étend ses ailes légères, et s'en- vole à l'instant. Que les richesses et les honneurs comblent les désirs de celle qui consent à porter le joug du mariage; que son nom soit respecté et sa réputation sacrée, j'y consens : toutes ces apparences de bonheur s'évanouissent devant une véritable passion. Réputation , richesses, honneurs, qu'êtcs-vous en comparaison de l'amour! Ce dieu jaloux, se voyant dédaigné , inspire , par vengeance , des passions inquiètes aux mortels qui profa- nent ses feux en cherchant en lui un autre bonheur que lui-même.

Quand je verrais tomber à mes pieds le maitre du monde, qui m'offrirait son trône et l'univers , je mépriserais ses présens : je ne voudrais pas être la femme de César. Trop heureuse , pourvu que je sois la mai- tresse de celui que j'aime; et s'il est encore un titre plus libre et plus doux, je le pren- drai pour lui seul. Quel bonheur quand deux âmes , unies l'une à l'autre, s'aiment librement, et ne connaissent d'autre loi

A ABEILARD. i5

que celle de la nature ! un seul objet rem- plit alors le cœur tout entier; on possède, on est possédé à son tour. Les mêmes pen- sées de deux véritables amans se rencon- trent, avant que leurs lèvres se soient ou- vertes; les mêmes désirs se lisent dans leurs regards : c'est une félicité parfaite, et telle était autrefois celle d'Abeilard et la mienne.

Hélas! que notre sort a changé! Quelles horreurs se retracent tout à coup à mon imagination! Que vois-je! mon amant nu, lié et cou vert de sang, paraît à mes jeux.... était Héloïse dans ce moment affreux? Ses cris , ses efforts , se seraient opposé,s à des ordres si cruels. Barbares, arrêtez.... retenez votre main sanguinaire, détour, nez votre rage sur moi seule; ou du moins, puisque nous avons tous deux commis la même faute, faites-en retomber la peine sur tous deux... Sa douleur m'accable et me trouble... Par pitié, par pudeur , cessez... mes sanglots redoublés et ma rougeur brûlante m'ôtent la force d'achever.

i6 LETTRE D'HÈLOISE.

Pourrais-tu avoir oublié ce jour triste et solennel , où, comme des victimes qui attendaient le coup mortel , nous étions aux pieds des autels. Que de larmes cou- lèrent de nos yeux dans ces cruels mo- mens ! A la fleur de la jeunesse , je disais un adieu éternel au monde; je baisais le voile sacré avec des lèvres glacées. Les autels tremblèrent, les lampes pâlirent; Le ciel crut à peine la conquête qu'il fai- sait, et les anges entendirent avecétonne- ment les vœux que je prononçais. Je m'a- vançais cependant vers ce sanctuaire re- doutable : ce n'était pas sur la croix que mes yeux étaient fixés, mais sur toi seul. Le zèle de la religion ni la grâce ne faisaient point ma vocation : c'était un amour mal- beureux, et je ne me perdais ainsi tout entière, que parce que je perdais mon amant.

Viens donc soulager mes douleurs par tes regards et par tes discours ; on t'en a laissé l'usage. Que ma tête se repose encore sur ton sein ; que je boive à longs traits le

A ABEILARD. 17

délicieux poison que j'ai pris dans tes yeux; que je retrouve ce poison sur tes lèvres. Donne ce qui est en ton pouvofr, et laisse-moi imaginer le reste.

Mais non : que ces pensées criminelles s'évanouissent pour jamais : viens plutôt m'instruire de mon devoir, et me parler de félicités plus durables. Dessille mes jeux : peins-moi tout l'éclat de la gloire céleste , et fais que mon âme t'abandonne pour son Dieu. Que si tu te refuses à mes vçeux, songe du moins que mes fidèles compagnes méritent tes soins. C'est ton troupeau; ce sont des plantes cultivées par tes mains, des enfans de tes prières. Elles ont quitté ce monde dans une tendre jeunesse, et tu les conduisis dans cette paisible retraite (1) dont tu avais élevé les murailles sacrées. Par toi ce désert fut embelli , et le paradis ouvert dans ce lieu sauvage. Là, aucun orphelin en pleurs ne voit les richesses de son père orner les

(1) Le Paraclct, fondé par Abeilard.

i8 LETTRE D'HÉLOISE

autels, ni enrichir les pavés de ce temple. On n'y remarque point des tableaux ma- gnifiques , ni des statues d'un métal pré. deux, donnés par des pécheurs mourans: tribut d'un aveugle désir d'acquérir un ciel , perdu sans doute par les moyens employés pour l'obtenir. Les voûtes de ce saint édifice soat aussi simples que la piété qui l'habite : elles en retentissent mieux des louanges du Créateur.

Si tu te transportais dans cette retraite solitaire nous devons passer nos jours; si tu venais sous ces dômes couronnés de pyramides , dont les voûtes respectables seraient environnées d'une nuit éternelle sans les vitres obscures qui laissent passer quelques faibles rayons de lumière , tes yeux dissiperaient ces noirs ténèbres, et îles sillons de gloire brilleraient autour de toi : mais maintenant aucun objet conso- lant ne s'y présente, tout y est plongé dans une profonde tristesse; on n'y entend que des gémissemens , on n'y voit couler que des pleurs.

A ABEILARD. 19

Viens donc , ô mon père , mon frère , mon époux, mon ami! que ton esclave, ta sœur, ta fille puisse encore, en faveur de tous ces noms , exciter ta pitié pour elle. Rien ne saurait plus me porter à la médi- tation , ni fixer mes désirs inquiets : je ne suis plus même touchée de ce plaisir simple et ravissant que donne le spectacle de la nature; ces pins plantés sur la pente des rochers , et ciunt un vent sourd agite les feuillages somhres ; ces ruisseaux ser- pentans qui tombent des montagnes; ces eaux qui font retentir de leurs murmures ces grottes profondes ; ces lacs dont le souille de la bise ride la surface ; tous ces objets autrefois si charmans pour moi, ne me procurent aucun repos , ni ne calment mes soucis. La noire mélancolie habite ces bois, ces cavernes et ces voûtes qui ne couvrent que des tombeaux. Elle répand autour d'elle un silence pareil à celui de la mort; sa présence ténébreuse attriste cette décoration jadis si riante , ternit l'é- clat des fleurs, obscurcit la verdure, et

ao LETTRE D'HÉLOISE.

rend terrible le bruit des ondes , qui se précipitent en murmurant. On ne ressent plus partout qu'une secrète horreur. Je dois cependant rester ici pour jamais, monument triste et fatal de l'obéissance dune amante ! la mort , la seule mort peut rompre la chaîne qui m'y attache; j'y lais- serai toutes mes faiblesses, et j'y senti- rai éteindre mon ardeur : mes froides cendres y seront déposées , et j'y attendrai qu'il me soit permis de les mêler avec les tiennes.

Ah! malheureuse! on te croit l'épouse d'un Dieu , et tu n'es encore que l'esclave de l'amour et d'un homme ! O ciel ! daisne me secourir. Mais d'où part cecte prière ? Vient-elle d'un mouvement de piété ou de désespoir? Quoi! dans ce lieu même, asile de la chasteté , l'amour trouve-t-il un autel brûlent ses feux criminels ? Je dois me repentir ; mais puis-je faire ce que je dois ' Je regrette l'amant , et je ne gémis pas du crime : je le vois ce crime, je le blâme, et je l'aime encore en le condamnant. Je

A ABEILARD. 21

me repens des plaisirs je me suis livrée, mais j'en sollicite de nouveaux : tantôt les yeux levés vers le ciel , je pleure mon offense; tantôt je songe à toi, et je renonce à l'innocence je croyais aspirer.

Pourrais -je t'oublier et haïr ma fai- blesse? la cause est toujours en moi. Dès que je veux la détruire, je sens que j'en aime l'auteur. Comment séparer du crime l'objet que l'on chérit? L'amour et le re- pentir se confondent toujours.

Quelle entreprise pour un cœur aussi touché , aussi pénétré , aussi perdu que le mien! Quoi! vaincre une passion si puis- sante ! Avant que mon âme ait pu repren- dre 6a tranquillité , quels combats entre l'amour et le devoir n'a-t-elle pas à es- suyer? Combien de fois doit-elle se re- pentir, retomber, regretter son amant, le dédaigner, faire tout, excepté de l'ou- blier? Mais, non, c'en est fait; je n'ai plus rien à craindre, tout est consommé. Viens donc, mon père, viens m'enseigner à sou- mettre la nature, à renoncer h mon amour,

LETTRE D'HÉLOISE

à la vie, à moi.... et à toi-même. Remplis mon cœur de Dieu , lui seul peut te rem- placer.

Ah !; mille fois heureuse la destinée d'une vierge qui s'est consacrée à lui! elle oublie le monde qui l'a oubliée à son tour , et elle goûte les douceurs d'un calme pro- fond. Son humble résignation fait que tous ses vœux sont exaucés. Le travail , le repos partagent et remplissent son temps : un sommeil paisible lui laisse la liberté de veiller et de prier; ses désirs sont tou- jours réglés , et ses affections toujours les mêmes ; ses larmes font ses délices ; et ses prières pénètrent les cieux ; une grâce di- vine l'environne sans cesse de rayous éclatans : les anges , qui veillent autour d'elle durant son sommeil , lui procurent les songes les plus doux et les plus purs ; pour elle l'époux prépare l'anneau nup- tial ; des vierges , revêtues de blanc , chan- tent des hymnes à son honneur : les roses d'Eden , qui ne se fanent jamais , fleuris- sent pour lui être présentées , et les ailes

A ABEILARD. 23

des séraphins répandent sur elle les par- fums les plus exquis. Elle meurt enfin au son de ces harpes célestes , et se pâme à la vue du bonheur qui l'attend.

D'autres songes, et des ravissemens bien différens , égarent mon âme errante. Quand , à la fin de chaque triste journée , mon imagination te retrace tel que je t'ai connu , ma conscience se tait alors ; et , laissant parler la nature, mon cœur tout entier revole vers toi. Je déteste et j'aime cependant le souvenir de cette nuit mes premières faveurs.... Je t'entends, je te vois; mes mains empressés embrassent ton fantôme pour le retenir. Je m'éveille , je n'entends et ne vois plus rien; le fan- tôme me fuit, aussi cruel que toi-même; je le rappelle et ne suis point entendue ; j'é- tends mes bras, et ne saisis qu'une ombre fugitive; je ferme les yeux pour ramener ce songe ravissant, revenez douces illu- sions, images trompeuses!.... Hélas! en vain je te revois , mais c'est pour errer en-

24 LETTRE D'HÉLOISE.

semble dans d'arides déserts, et pour

pleurer nos malheurs.

Soudain tu montes sur une tour à demi- détruite par le temps , autour de laquelle rampe le triste lierre , ou sur des rochers dont la cime sourcilleuse estsuspendue au- dessus de la mer. tu semble me parler du haut des cieux ; mais les nuages nous séparent, les vagues mugissent et les vents furieux grondent. Je frissonne d'horreur, le sommeil me quitte brusquement; je me retrouve au milieu des tristes objets qui m'environnent toujours, et eu proie à des tourmens qui me suivent partout.

Le destin a tempéré sa rigueur à ton égard d'un mélange de bonté : il ne t'a ré- duit qu'à une froide suspension de plaisirs et de peines. Ta vie est un calme profond;; aucunes passions n'agitent ton coeur : sem- blable maintenant à ce que la mer était avant que les aquilons orageux eussent reçu l'ordre de la troubler , ton état est paisible comme le sommeil d'un saint à

A ABE1LARD. 2 5

qui ses pèches sont pardonnes , et dont le salut n'a plus depreuves à attendre.

Viens donc, cher Abeilard; cpu 'aurais- tu à craindre ? Le flambeau de l'amour ne brûle point pour les morts :1e danger d'ai- mer ne subsiste plus pour toi. La nature garde le silence , la religion seule t'anime ; et la froide indifférence règne dans ton cœur. Cependant Héloïse t'aime encore. O flamme toujours durable et toujours désespérée , semblable aux lampes sépul- crales , qui communiquent à des urnes une chaleur inutile, et qui ne brûlent que pour éclairer les morts !

Quelles nouvelles scènes viennent s'of- frir encore? Partout je tourne les yeux, partout je porte mes pas, ces images chères et dangereuses me poursuivent. Soit que je pleure sur les tombeaux, soit que je prie au pied des autels , elles fas- cinent mes yeux, et jettent le trouble dans mon âme. Ton image est toujours dans mon cœur entre lecicletmoi :si j'entends chanter une liymne, je crois reconnaître ta 3

a6 LETTRE niIÉIOISE

voix : chaque mot, dans mes prières , est accompagné d'une larme. Tandis que des nuées d'encens s'élèvent dans l'air, et que l'orgue remplit l'oreille de ses sons harmo- nieux, une seule pensée qui te retrace à mon esprit, me ramène à toi , et détruit toute cette pompe. Prêtres , cierges , tem- ple , tout s'évanouit pour moi : et au mo- ment même que les autels brillent de mille feux, et que les anges qui les environnent sont saisis du plus profond respect, je me trouve noyée dans une mer de passions ardentes.

Mais dans le temps que , charmée de verser des larmes de pénitence , je me prosterne devant le trône de Dieu ; dans le temps que j'invoque ce Dieu avec la plus humble ardeur, et cju'une grâce vic- torieuse est prête à s'emparer de mon âme, viens , si tu l'oses , tout charmant que tu me parais, viens t'opposer aux décrets du ciel. Dispute-lui mon cœur : viens avec tes regards séducteurs effacer à mes yeux l'image des félicités célestes, détourner de

A ABEILARD. 27

moi la grâce, et rendre ma repentance in- fructueuse. Êcarte-moi de la route des cieux; viens et m'arrache des bras de Dieu même.

Que dis-je ? malheureuse ! Fuis-moi plutôt, fuis-moi : que des montagnes s'é- lèvent entre nous, et (jue des mers nous séparent : ne reviens plus ; ne m'écris point ; ne pense pas même à mci : surtout ne partage aucun des tourmensque je res- sens pour toi. Je dégage Abeilard de tous ses sermens, et ne veux plus même me souvenir de lui. Qu'il s'efforce donc à haïr tout ce qui peut avoir quelque rapport avec moi.... Regards séduisans, que je ne me rappelle que trop encore ! Douces idées j'aimais tant à m'arrêter, je vous dis adieu pour jamais! Et toi, grâce di- vine, vertu céleste, tranquille oubli des soins de ce monde profane, espérance toujours renaissante, fille du ciel, et mère de la joie, toi qui fais jouir d'une im- mortalité anticipée, venez, entrez tous dans mon cœur; demeurez-y comme de»

28 LETTRE D'HÈLOISE

hùics doux et aimables : recevez et plon- gez-moi dans un éternel repos. La triste héloïse, étendue sur une tombe, vous dé- sire et vous attend. Qu'entends-je? est-ce le souffle des vents qui murmure autour de moi , ou une voix qui retentit aux en- virons de ces murs , et qui m'appelle? Je crois déjà l'avoir entendue plus d'une fois. Une nuit, que je gardais les lampes qui brûlent dans notre temple autour des sé- pulcres, il me sembla, au moment qu'elles étaient prêtes à s'éteindre qu'une voix creuse sortait du fond d'un tombeau : « Viens, triste sœur, me disait-elle, viens; « ta place est ici : viens-y demeurer pour u toujours. Je fus autrefois, comme toi, « victime de l'amour: je tremblais, je ver- « sais des larmes, et je priais comme toi. « Je n'ai trouvé de calme que dans ce « long sommeil. Ici les malheureux ces- « sent de se plaindre, et les amans n'y « répandent plus de pleurs : la supersti- « tion même y perd toutes ses craintes; « car Dieu, plus indulgent que les hom-

A ABEILARD. ag

«< mes, nous y pardonne nos faiblesses. » Je viens , je viens. Que les anges me préparent leurs berceaux odoriférans , leurs palmes célestes et leurs fleurs tou- jours nouvelles. Je vais les pécheurs peuvent trouver du repos, et les saints ne connaissent que des flammes épurées. Cher Abeilard , rends-moi les derniers devoirs : adoucis-moi le passage de ce monde aux demeures célestes : vois mea lèvres tremblantes : ferme mes yeux déjà immobiles , et reçois mon dernier soupir avec monâme qui s'envole. Non , non.... Que je te voie revêtu de tes vêtemens sa- jrés , le cierge dans ta main tremblante, Présente la croix à mes yeux élevés vers le ciel; enseigne-moi, et apprends en même temps de moi à mourir. Considère alors cette Héloïse , que tu as tant aimée. Ce ne sera plus un crime de la regarder. Vois les roses de mon teint se flétrir , et la denière étincelle de la vie s'éteindre dans mes yeux; prends ma main, et rnesse-la jusqu'à ce que , perdant tout

3o LF/nîlE DH^LOISR

sentiment, je cesse de vespirer, et même d'aimer mon Abeilard

Que tu es éloquente, ô mort! il n'ap- partient qu'à toi de prouver que c'est une folle passion que celle qui a un peu de poussière pour objet.

Le temps viendra ces traits qui ont eu tant de pouvoir sur moi seront détruits. Que les peines que lait souffrir le passage douloureux de la vie à la mort soient nlors suspendues à ton égard par une sainte extase Que de brillantes nuées d'anges descendent du ciel, et veillent autour de toi : que des rayons de gloire partent des cieux ouverts, et que les bien- heureux s'avancent au-devant de toi, et tt-mbrassent avec une tendresse égale à la mienne.

Puisse un même tombeau réunir nos deux noms , et rendre mon amour aussi immortel que ta renommée ! Alors si , dans les siècles à venir , deux amar> voyageant ensemble , viennent par ha- sard visiter les murs et les sources du Pa-

A ABEILÀRD. 3i

raclet , ils inclineront leurs têtes en les approchant l'une de l'autre pour lire l'inscription de notre sépulcre, et , buvant mutuellement les larmes qui couleront de leurs yeux, ils diront , touchés de la plus vive compassion : Puissions-nous ne jamais aimer aussi malheureusement qu'eux.

... Ils s'aimèrent trop, 1I9 furent malheureux '• Gémissons sur leur tombe , et n'aimons pas comme eux.

Comment ne seraient-ils pas attendris? Celui qui , au moment même de la pompe la plus solennelle du redoutable sacriiiee, jettera un regard sur la tombe qui cou- vrira nos froides cendres , sentira son cœur s'émouvoir; sa pensée, pour un instant, sera détournée ilu ciel; ses yeux se rempliront de larmes , et sa douleur lui sera pardonnée.

Si le destin faisait jamais ressentir à quelque poète des maux pareils aux miens, et qu'il fût condamné à pleurer

32 LETTRE D'HÉLOISE, etc.

des années entières l'absence d'un objet chéri, et à se retracer toujours l'image des charmes qu'il ne pourra plus revoir , pourvu qu'il ait aimé aussi long-temps et aussi fortement que moi , qu'il écrive notre funeste et tendre histoire. Celui qui sera le plus sensible à nos malheurs, les chantera le plus dignement.

U£loïse.

LETTRE

D'ABEILARD A HÉLOÏSE

TBADU1TE UBBEMENT DU LATIN

Par M. C** Pour servir de réponse à la lettre précédente,

LETTRE

D'ABEILARD À HÉLOÏSE.

Abeilahd, Sans sa retraite de Saint-Gildas , dont il était abbé, pour montrer l'exemple à ses moines , ne s'occupait que de lectures spirituelles, et se livrait entièrement au ser- vice de Dieu. Il ne s'attendait pas qu'une lettre de consolation, écrite à un ami, dans laquelle il lui fait le récit de ses malheurs, tomberait entre les mains d'Héloïsg ; il s'at- tendait encore moins à recevoir de cette ten- dre épouse une lettre dictée par la passion de la plus vive tendresse, que son cœur con- servait intérieurement pour un époux qu'elle ne peut effacer de sa mémoire. Dans cette réponse, ce n'est point un maître ni un direc- teur pour Héloise qui parle , c'est Abeilard qui a aimé, qui aime encore, qui ouvre son cœur, et qui pour consoler une femme, dont il est adoré, lui fait voir ce qu'il souffre, et les efforts qu'il fait pour se détacher d'elle. Les

3G LETTRE D'ABEILAUD

giands hommes sont souvent des tableaux d s plus grandes faiblesses ; et c'est dans l'emportement de l'amour que la nature est le plus à plaindre : c'est ainsi qu'il faut se représenter la situation d'Abeilard au mo- ment qu'il écrit. II fait entendre à Héloïse qu'on ne devient vertueux que par degrés. Qu'un homme épris violemment ne change pas aisément de cœur et de langage; que sou- vent l'amant qui fuit n'est pas toujours maî- tre de l'amour; que pour avoir fait des vœux on n'en est pas souvent plus parfait, et que pour être savant on n'en est pas plus sage. Cependant les expressions dont il se sert ne sont pas si tendres, si fortes, si animées que celles d'Héloïse.

O ma chère et trop sensible Héloïse ! faut-il que la Providence ait voulu que nos malheurs , tracés de ma main pour consoler un ami de la perte de sa for- tune, soient parvenus jusqu'au fond de votre solitude ? Mais , que dis-je ? est-ce à moi à me plaindre de cette sage Provi- dence, quand je lui suis redevable de

À HÊLOISE. 37

cette tendre lettre ,<jue je ne cesse de mouiller de mes larmes ? Dois-je vous peindre la vive émotion que j'ai ressentie à la vue de ces eharmans caractères qui ont fait si souvent mes plus chères déli- ces ? Je vous avoue que je n'ai pu lire une seule de vos pensées , sans y porter mes lèvres encore brûlantes de ces mêmes désirs , de ces mêmes feux qui consu- maient mon cœur dans nos secrètes en- entrevues. Il me semblait , en comblant de baisers votre écrit , baiser la main qui l'a tracé. Le souvenir de nos plaisirs pas- sés me fait toujours verser des larmes sur mon funeste sort. Trop heureux si ces larmes ne proviennent pas d'une fai- blesse impure! Je n'écoute, en pensant à vos charmes , <jue la tendresse que , malgré mon malheureux état, j'ai tou- jours pour vous. Mais, hélas! cette ten- dresse , que je me fais un plaisir de con- server comme votre époux , chère Hé- loïse, ne vous la dois-je point? Qui peut me faire un crime de vous niroer? Les vœux

38 LETTRE D'ABEILARD

que j'ai formés , de renoncer au monde , n'ont pu rompre les liens qui nous en- chaînent : et s'ils ont été dissolubles aux jeux des hommes , ils ne peuvent l'être aux jeux de Dieu ; il a reçu nos sermens. En changeant d'état , qu'ai-je perdu ? la moitié de moi-même , une épouse tendre

ment chérie , adorée même , il est vrai

Mais quand je considère que vos appas se flétriront , que ce corps , qui semble avoir été formé par les grâces, sera un jour réduit en poussière , je me dis à moi- même : Abeilard , Abeilard , rien n'est stable en ce monde : ces plaisirs si vantés de tous les temps, tôt ou tard font la perte de l'homme qui s'j abandonne ; et si par eux il croit jouir de ce qu'on ap- pelle plaisir , il sera malheureux dans l'éternité... L'amour que nous devons au Créateur doit l'emporter sur l'amour que nous portons à la créature. En aimant Dieu , en nous immolant pour lui , nous espérons une félicité éternelle. Biais quelle est la félicité que procure une

A HELOISE. 39

femme? la félicité d'un instant, et qui souvent est suivie de remords. Ce sont ces réflexions ou plutôt ces vérités qni me consolent. C'est avec elles , Héloïse , que j'ai été au pied des saints autels , jurer à Dieu un parfait dévouement à ses lois. Ainsi donc cette union de l'homme et de la femme , si belle en apparence, n'est à mes regards, qu un chemin à la corruption , lorsque le plaisir des sens l'a fait seule rechercher. Dois-je vous .lire que ce sentiment de satisfaire ma passion m'a seul porté à vous épouser?.... C'est peut-être pour cette cause d'impureté que Dieu a permis le cruel châtiment que j'ai souffert , et dont je porterai la honte jusqu'au tombeau. Que ne puis-je chas- ser de mon esprit ce fatal événement (jui ma séparé pour toujours de ce que j'avais de plus cher au monde!.... Won, non, Héloïse ; crojez que cette séparation n'a point lieu ; quant à nos cœurs , ils seront toujours unis; et, si Dieu veut, ils le seront encore jusqu'à près notre moi t.

4o LETTRE D'ABEJLARD.

Mon inclination s'accorderait bien avec la vôtre , ma trop tendre Héloïse , pour entretenir un commerce de lettres ensemble ; mais cette correspondance familière ne deviendrait-elle pas dan- gereuse pour votre tranquillité et la mienne?... Il faut si peu d'air pour en- flammer le feu qui couve sous les cen- dres.... Les nôtres ne sont pas encore as- sez éteints pour oser hasarder de nous ex- poser au moindre vent. Le nocher qui craint la tempête aborde au premier ri- vage. Si sujets à faire naufrage, pourquoi le chercher ? Tranquilles au port , con« templons d'un œil serein les mortels au- dacieux qui s'engagent sur cette mer ora- geuse. Nous nous sommes consacrés , par les vœux les plus solennels , à vivre dans la retraite la plus austère. L'a pénitence de nos crimes est ce qui doit nous oc- cuper.... Fermons donc l'oreille aux dis- cours de l'esprit tentateur, qui veut trou- bler nos repos Aimons-nous; mais

que ce soit d'un amour pur et chaste,

A HÉLOISE. 41

comme nous nous y sommes engagés en nous revêtant de l'habit sacré que nous

portons ... Abcilard renonce à Hé-

loïse , rcomme Héloïse doit renoncer à Abeilard et, s'il se peut, oublions- nous l'un et l'autre 'Ce n'est pas que

vos lettres me feraient beaucoup de plai- sir ; mais je ne me trouve pas encore assez ferme et assez décidé sur les mou- vemens de mon cœur pour juger si le dé- sir que j'aurais de vous écrire ne serait pas encore un effet de l'amour qui nous unissait autrefois.

Je fais tout ce qui dépend de moi pour suivre les décrets de cette même Provi- dence; mais toutes les sciences auxquelles je me suis appliqué , ne m'ont pas donné le talent de les connaître à fond. Les ré- flexions que je fais sur les troubles de mon âme , me jettent dans une incerti- tude et une perplexité qui ont tout lieu de m effrayer sur mon état actuel. Si quel- quefois l'envie de méditer et l'amour de la solitude m'éloignent de mes religieux, 4-

4a LETTRE I.VABE1LARD

et me font pénétrer dans les lieux les plus écartés et les plus affreux de notre mai- sdn , mon imagination me présente Hé- loïse à la tête d'une troupe de vierges consacrées au Seigneur. Elle leur com- mande avec cette douceur qui lui est si naturelle ; elle les exhorte à une piété fer- vente par des paroles douces et pleines de cette érudition que la nature lui a dé- partie avec tant de prodigalité ; elle les affermit par les exemples les plus sensi- bles ; enfin je vois les anges descendre du ciel pour enlever cette chère épouse de .T. C. , et la placer au rang de ses brebis les plus chéries. Mais , par un mouve- ment qu il m'est impossible de vaincre, lorsque je suis rentré dans le cloître , tous ces rochers escarpés, ces montagnes inaccessibles, cette vaste étendue de mer dont la vue est, pour ainsi dire, acca- blée; ces déserts, ces rivages battus par les flots; enfin tout ce qui , dans ces lieux, n'est capable que d inspirer de lhorreur,

A IIELOISE. 43

disparait à ma vue, et je retrouve mon ancienne Héloïse. '

N'attribuez donc point à mon indiffé- rence pour vous le long silence que j'ai gardé jusqu'ici. Il ne m'est pas possible île vous oublier; car il ne dépend pas rie nous de le faire, surtout à l'égard de quel- qu'un que l'amour a gravé si profondé- ment dans notre cœur. Il est vrai que dans le commencement de ma profession j'étais plus tourmenté de votre idée , et la grâce , chez moi , n'avait pas encore , à beaucoup près , pris le dessus sur mon âme troublée. Mais comme jo m'aperçois qu'elle les balance déjà d'une manière sensible , j'imagine et je compte avoir trouvé un moyen sûr pour la rendre toul- à-fait prépondérante.

Effaçons de notre souvenir ce temps l'amour, prenant la forme de l'amitié la plus tendre , vous remit entre mes bras pour la première fois. Oublions ces ten- dres plaisirs dont nous jouissions paisi- blement lorsque l'bymcn semblait avoir

4i LETTRE D'ABEILARD

rendu nos transports légitimes et éternels. Car enfin vous ne pouvez ignorer à quel excès ma passion m'avait livré , et le hon- teux esclavage elle m'avait réduit ; j'en étais à cette extrémité , que ni le res pect pour Dieu et pour les jours qui lui sont consacrés, ni certains devoirs d'hon- nêtetés qui se gardent parmi les personnes même les moins chrétiennes , ni enfin au- cune considération divine et humaine n'était capable d'arrêter la fougue qui m'emportait. La semaine sainte , comme dans un autre temps, il fallait satisfaire ma cupidité ; les fêtes les plus solennelles qui imposent aux plus impies quelque sorte de respect , et qui les obligent de faire trêve avec le crime, ne pouvaient mettre des bornes à mes convoitises en- flammées ; et lorsque , par un esprit de religion , vous vous opposiez alors à mes volontés , et tâchiez , par toutes sortes de raisons, de me faire rentier en moi-même , j'en devenais plus furieux; et ne ména- geant ni mon autorité sur vous , ni les

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menaces , je vous obligeais , malgré vous , de contenter ma passion. L'amour dont je brûlais pour vous était si ardent, et avait tellement obscurci toutes les lumiè- res de ma raison , que je ne savais plus ce qui me convenait, ou ce qui vous était avantageux : mes intérêts, ceux de mon salut , les vôtres , ceux de Dieu même , ne m'étaient plus rien; et, par un aveugle- ment qu'on ne saurait assez "déplorer , je leur préférais tous les jours ces brutales voluptés qu'on n'oserait même nommer sans rougir. C'est donc un effet de la jus- tice de Dieu comme de sa miséricorde, de s être servi de la trahison de votre oncle pour me priver de cette partie de mon corps la concupiscence avait éta- bli son siège et ce cruel empire qui m'as« sevvissait tout entier à ces désirs infâmes De là, comme de son trône, elle comman- dait absolument à tous mes membres , et les obligeait, malgré qu'ils en eussent, à suivre les injustes lois de sa tyrannie. Mais prenons les choses de plus haut;

46 LETTRE D'ABfelLARD

ma chère Héloïsc; remontons jusqu'à la source de nos malheurs , et nous trouve- rons que rien n'est plus juste et plus équi- table que cette conduite de Dieu envers moi , et que par conséquent rien n'est plus capable de nous consoler et d'apai- ser votre douleur. Oui , il a eu raison de me punir ainsi , et il s'est vengé de nous avec plus de justice lors même que nos fautes passées étaient couvertes du sacre- ment, que lorsque nous nous abandon- nions au désordre. Pour vous en con- vaincre, souvenez-vous, ma tendre amie, de quelle manière nous nous sommes com- portés ensemble dans un état aussi sacré qu'est celui du mariage des chrétiens, et combien do^fautes nous y avons commises. Avez-vous oublié que , durant le séjour que vous faisiez à l'abbaye d'Argenteuil , je fus une fois vous y trouver clandesti- nement, dans le dessein de satisfaire no- tre passion, sans aucun égard à la saii>teté du lieu nous étions, ce qui seul mérite une punition exemplaire? Comptcz-vom

A HKLOISE. 47

encore pour rien tous les désordres qui ont procédé notre mariage? L'affront que j'ai fait à votre oncle, en abusant de la confiance qu'il avait en moi, en violant dans sa maison les droits de l'hospitalité, vous parait-il une petite faute ? JNTe faut-il pas tomber d'accord que la trahison qu'il m'a faite est juste , après l'avoir trahi moi-même d'une manière si outrageante? Croyez-vous qu'une incision , une dou- leur d'un moment ait suffi pour punir tant de crimes ? Souvenez-vous encore de ce que vous fîtes, lorsque je voulus vous tirer de la maison de votre oncle , et vous envoyer à mon pays pour dérober à sa connaissance l'état vous étiez, et vous épargner tous les chagrins qui ne pou- vaient vous manquer si vous fussiez res- tée chez lui ; ne prîtes -vous pas alors l'habit de religieuse pour vous déguiser? Dieu est donc juste de vous avoir fait entrer , comme malgré vous , dans un état dont vous aviez profané l'habit, afin qu'en le portant aujourd'hui avec respect ,

48 LETTRE D'ABEILARD

vous effaciez l'insulte que vous aviez faite

alors aux livrées de l'état monastique.

Le ciel a permis sans doute l'accident qui m'arriva , pour détruire en moi la passion trop violente que j'avais pour vous. Vos charmes séduisans se représen- taient à tous momens à mon esprit , et quoiqu'unis ensemble par les liens indis- solubles du mariage , je vous adorais ; vous étiez ma seule divinité , l'objet de tous mes vœux : enfin , j'oubliais le ciel pour ne penser qu'à vous... Que dis-je? malheureux ! Sont-ce les mouvemens de cette grâce que tu regardes déjà comme maîtresse de ton cœur ? Tu veux briser une chaîne qui te tient attaché aux vo- luptés de ce monde , et tu retraces les désordres affreux qui t'ont conduit vers le précipice ! Tu t'en rappelles les endroits les plus sensibles et les plus attravans.

Ah ! pardonnez-moi cet égarement , chère Héloise, et prions ensemble le Sei- gneur de chasser loin de nous ces tableaux affreux et redoutables. Bannissez, de votre

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mémoire ces préceptes séducteurs que je vous donnais lorsque j'étais votre maître. Reconnaissez-en tout le faux. Ils n'étaient dictés que par la volupté et la concupis- cence. C'était l'enfer qui m'inspirait cette éloquence insinuante , qui nous aurait perdus tous les deux si le ciel ne fut venu à notre secours. Je vous y montrais le crime décoré des ornemens de la vertu , et je glissais dans votre âme un poison