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PIERRE BLOT
SEULE EDITION DES ŒUVRES DE
PAUL FÉVAL
SOIGNEUSEMENT REVUE ET CORRIGEE
J>s Merveilles du Momt- Saint-Michel.
T/ea Stapes d'une Conversion : I. La Mort d'un père.
— II. Pierre Blot.
: — III. La Première communion.
3« récit de Jean,
— IV. Le Coup de Qrâoe, dernière étape. Jésuites !
Pas de divorce ! "La Fée des Grèves. Â la plus Belle : I.
— II. L'Homme de Fer.
Chât«au pauvre, voyage au dernier pays breton. Lie dernier Chevalier. Frère Xr&nqullle : I.
— II. La Fête du Roi Salomon.
lia FUle du Juif Errant. — I^e Carnaval des Enfants. Lie Château de Velours. La Louve : I.
— II. Yalentine ds Bohan. Li'Onele Louis : I.
— II. Les Belles de Nuit.
JLe Lioup Blanc. Le Mendiant noir. Le Poisson d'Or. Lie Bégtment des Géants. Lies Fanfarons du RoL Lie Chevalier de Kéramour : I.
— II. La Bague de Chanvre. Le Chevalier Ténèbre.
Lies Couteaux d'or. Les Erramts de Nuit. Fontaines-aux- Perles. Les Parvenus. La Reine des Epées : I.
— II. Chérie !
I/Cs Compasrnons du Silence : I.
— II. Le Prince Coriolani,
Une Hist«ire de Revenants : I.
— II. L'Homme sans iras, Roger Bontemps : I.
— IL Le Rôdeur gris. La Chasse au Roi : I.
— II. La Cavalière.
Lie Capitaine Simon. — La Fille de l'Emigré. L/a Quittance de Minuit : L
— IL Les Libérateurs de l'Irlande.
L'Homme du Gax. Corbeille d'Histoires. Chouans et Bleus. La BeUe Etoile.
La Première aventure de Corentin Quimper. Contes de Bretagne. Romans enfantins. Veillées de la Famille. RoUan Pied-de-Fer. Le Magon de Notre-Dame.
Tous droits de reproductioB et de traductioB réservés pour tous les pays, y compris la. Suède, la Norrègeb la HoUasde, le DaBemark et la JBuMle.
PAUL RÊVAU,
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PIERRE BLOT
SEULE EDITION REVUE ET CORRIGEE
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
PARIS - 22, RUE HUYGHENS 22 - PARIS
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911771
PRÉFACE-ANECDOTE
LE DENIER DU SACRÉ-CŒUR
...Elle s'élèvera dans la ville coupable et châtiée comme une amende honorable sur le lieu d'un crime. Elle repoussera les dangers du présent, elle servira de leçon pour l'avenir. Ce monument de foi apprendra à nos neveux nos mal- heurs, notre repentir, et, s'il plaît à Dieu> notre délivrance...
^ Jean était debout en haut de la butte. On l'aurait pu prendre d'en bas pour la statue de la maigreur, sans ses grands bras qui gesticulaient. A cette même place, autre- fois, l'ancien télégraphe de Montmartre gesticulait aussi; puis on avait élevé là une tour en plâtre qui s'appelait Malakoff, Solférino, ou je ne sais quoi d'autre. Le temps dont je vais parler n'était pas à la mémoire des noms victorieux.
Maintenant il n'y avait plus rien à ce sommet de Paris, sinon les vestiges de quelques talus en terre élevés à la hâte, trois ans auparavant, pour mettre en batterie les canons de la Commune. Nous étions à la fin de juil- let 1873.
Je crus d'abord que Jean parlait tout seul : cela lui arrivait quelquefois, quand il n'avait personne à qui
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parler; mais à mesure que je gravissais la rampe, je pou- vais me convaincre qu'il avait au moins un interlocuteur, car j'entendais une autre voix répondant à la sienne. Cette voix était joyeuse et bonne, quoiqu'elle trahît une lassi- tude et peut-être une souffrance. Elle disait, au moment où je commençai à distinguer les paroles prononcées :
— Il y a déjà bien des gens qui viennent voir, depuis que la loi a été présentée. Il paraît que l'église sera ici- même où nous sommes. Voyez-vous la lanterne du Pan- théon, tout là-bas, au-dessus des tours de Notre-iDame.!>
— Oui, repartit Jean. C'est-à-dire... ne nous vantons pas : je ne vois que le brouillard; mais je sais qu'elles doivent être là, les tours et la lanterne.
— Eh bien, reprit l'autre voix, ici, derrière vous, à droite de ces fortifications pour rire qui envoyèrent M. Thiers et ses vaillants ministres jusqu'à Versailles, voici la place du maître-autel, dont la première marche sera juste à la hauteur de la croix de Sainte-Geneviève. Et, quand le prêtre officiant se tournera pour dire aux fidèles : « Que le Seigneur soit avec vous », le souffle de sa bénédiction réchauffera tout Paris, qui est, dit-on, le cœur malade de la France.
La main de Jean se tendit, sans doute pour presser une autre main, et je distinguai l'émotion de son accent quand il demanda :
— Vous avez prêché la parole de Dieu, mon frère?
— Non, jamais, lui fut-il répondu. Avant d'être une bouche inutile dans notre ordre, j'apprenais à lire aux petits enfants de ceux qui ont fusillé les deux généraux, ici près, dans la basse-cour de l'académicien.
A ce moment-là j'arrivai sur le tertre, et je vis celui
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avec qui Jean s'entretenait. C'était un frère de la Doctrine chrétienne, dont les traits réguliers et doux, mais mala- difs, dénonçaient une longue lutte contre la souffrance. 11 était assis, voilà pourquoi je ne l'avais pas vu tout d'abord; son siège était le revers même de l'épaulement, presque nivelé, et qui faisait l'effet d'un petit banc de gazon chauve oii l'herbe aurait été tuée par la poussière. Auprès de lui reposaient une mauvaise béquille et un livre de piété, habillé de vieux drap.
Il n'y avait point de bras dans la manche droite de sa robe. Il paraissait âgé d'une trentaine d'années tout au plus.
— Voilà, me dit Jean, une bonne connaissance que j'ai faite, pour ma peine d'être arrivé le premier. Le cher frère est un invalide du siège. On l'amputa au bois de Vincennes, en plein air, par douze degrés de froid, pen- dant qu'on dépiquait la tente de l'ambulance, après le combat de Champigny. Il s'était avancé de trop, pour relever un officier des mobiles d'Ille-et-Vilaine tombé sur le plateau, et il eut trois balles en revenant : deux qui lui broyèrent le bras, une qui lui cassa le genou, comme il se retournait pour montrer sa croix internationale.
Le frère me rendit mon salut attendri et dit :
— Le genou donne bien du mal au médecin de notre maison mère, mais je n'avais pas marché trop loin, puis- que j'arrachai mon sous-lieutenant et qu'il se porte bien, Dieu merci. Il était jeune, jeune; il appelait sa maman. Un bon petit cœurl II m'a écrit jusque de Bretagne pour avoir de mes nouvelles et m'annoncer son mariage... Ah! j'étais fort en ce temps-là I Je l'avais sur mes épaules quand j'attrapai mes trois coups de fusil. Je me dis :
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« Tiens dur! le bon iDieu est là. » Le genou me faisait tant de mal que j'en pleurais comme un lâche; mais c'est égal, je me traînais encore assez vite, car je rejmgnis le batail- lon, et je ne dégrafai mon petit Breton que quand je tombai tout à fait, — en dedans du rang.
Un peu de sang était revenu à la pâleur de ses joues, et il souriait. Jean s'assit auprès de lui et dit :
— Ça vaut pourtant bien la peine d'être raconté au long, cette histoire-là; allez, mon frère, on vous écoute.
Mais le frère répondit :
— Il n'y a pas autre chose; j'ai tout dit.
Le temps était très chaud, malgré l'heure matinale. Nous nous étions donné rendez-vous, Jean et moi, de si belle heure sur la butte pour éviter le grand soleil en visi- tant le lieu qu'on disait choisi par Mgr l'archevêque de Paris pour édifier sa grande basilique du Sacré-Cœur. On en parlait beaucoup, à cause du vote de l'Assemblée. Il se trouvait que l'église du Vœu-National allait précisément remplacer les fortifications improvisées par la révolte. A ces hauteurs d'où l'insurrection faisait pleuvoir naguère le fer et le feu sur la capitale de la France, l'homme de Dieu, le pasteur héritier de tant de martyrs avait reçu mission de planter le drapeau d'éternelle paix. De ce faîte, déjà sanctuaire au temps des barbaries païennes et tout rayonnant de l'héroïsme chrétien, où saint Denis était mort vainqueur des idoles, où saint Ignace était né au plus grand apostolat des temps modernes; de cette montagne souillée par les autels de Mars et de Mercure, mais rachetée par la prière, mais glorifiée par le sang, un temple allait surgir au commandement du saint évêque, immense croix d'un nouveau calvaire, étendant ses bras
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pour enserrer à la fois Paris, la France, l'Europe et l'uni- vers..
Et c'était au lendemain de l'effrayante débauche menée par la haine, que cette pensée d'un prince de l'Eglise, conseillé par la miraculeuse voix du Sauveur, tombait dans la bonne terre comme une semence féconde, y ger- mait invisible encore, mais préparait déjà l'enfantement plein de gloire d'où l'Œuvre, symbole de nos espoirs surnaturels, allait s'élancer et fleurir.
Je me souviens que, sous le règne de Louis-Philippe, alors que la carmagnole des charlatans tourbillonnait en tempête dans ce pauvre Paris, affolé de révoltes pseudo- littéraires, de révolutions industrielles, de religions athées et de mille autres infirmités tragiques ou grotesques, au temps des Saint-Simoniens, de Fouriéristes, des Jeunes- Templiers et de Jérôme Paturot, une pensée se fit jour qui sembla grandiose à beaucoup de braves gens. Un artiste, M. Préault, proposa de sculpter la butte Montmartre. Pour en faire quoi? Je ne sais plus au juste, mais je crois bien qu'il s'agissait de représenter soit une dame coiffée d'un bonnet phrygien, soit un empereur couronné de laurier : Napoléon ou la Liberté. Notre siècle n'a su adorer que le canon et la hache.
J'ai cité le projet du colossal statuaire, non point pour en rire, il y a beau temps que je ne ris plus de rien, mais pour montrer à quelle hauteur la religion plane au-dessus même de l'impossible. La croix tient véritablement le rêve sous ses pieds.
Le catholicisme ne sculpte pas les montagnes pour en fabriquer des jouets monstrueux, mais il exhausse encore les plus hauts sommets, tout en les faisant accessibles; il
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y bâtit des tours qui ont leurs fondements dans les entrailles du sol; il les surmonte du symbole de pardon, opposant la belle contagion de ses tendresses aux épidé- mies de la haine.
Et il emplit ces maisons de lumières si vives que leurs murailles, pénétrées de splendeurs, éclatent comme des phares, portant partout le rayon grâce auquel les âmes égarées trouvent leur route à travers la nuit de l'humanité.
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Ce que je viens d'exprimer, j'étais fort éloigné de le ressentir au mois de juillet 1873. La pensée dont Mgr Gui- bert s'était fait le promoteur avait été accueillie avec transport dans le monde catholique, mais je ne faisais point encore partie de ce monde, sinon par l'attrait assez vague de mes souvenirs et de mes instincts. J'étais un chrétien de théorie et de poésie, arrêté par je ne sais quoi au seuil de l'Eglise : en dehors.
J'en connais comme cela une innombrable multitude. Entre tous, c'est pour ceux-là qu'il faut prier.
L'expiation monumentale, préparée par l'archevêque de Paris, m' apparaissait comme un très grand poème. J'étais bien forcé d'y mettre de la religion, mais j'y sou- haitais surtout de l'art. J'avais pris la peine de chercher le prophète qui taillerait en versets de pierre la majesté de ce psaume de notre pénitence. L'homme très habile et très
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actuel qui a bâti l'Opéra me hantait et me gênait. Quoi qu'on fasse, M. Cli. Garnier aura exercé sur son temps une réelle influence, assez malaisée à définir. Il me faisait peur, et tout autre aussi à cause de lui. Vous voyez que j'allais fort en avant des respectés zélateurs de l'œuvre : la mouche est rarement derrière le coche.
Je ne crois pas que M. Garnier ait fondé une école, mais le nuisible troupeau des imitateurs flaire sa vogue à l'una- nimité et ramasse tout ce qui peut tomber de lui. Il n'est ni chrétien, ni païen, ni romain, ni grec; c'est un nabab d'Assyrie, faisant à la fois grand et petit et concevant des mièvreries babyloniennes, exagérées par de prodigieux accessoires. Cela plaît incomparablement.
Pour moi, Nabuchodonosor, changé en bête, rôde sous le péristyle de cette Bourse de la sensualité, l'Opéra, type du gigantesque en miniature, bazar excellent, à tout prendre, pour les marchandages d'art, de métier, de honte, de gloire, de plaisir et de ruine qui font vivoter notre temps. Je l'ai dit : c'est actuel, et souvenez-vous que, depuis deux ans, l'illustre escalier, chef-d'œuvre du genre satrapien, fait vingt mille francs de recette tous les soirs. Paris le grimpe à quatre pattes, comme Nabucho- donosor.
Il est donc convenu que Paris et moi nous aimons cette Niniverie montée, plus curieuse que toute autre chose maçonnée de nos jours. Seulement, Paris n'en a pas crainte, et moi, elle me fait trembler pour les autres palais et même pour les cathédrales. En ce siècle d'effrénée sin- gerie, où la main est si preste et la pensée si lourde, quel- que architecte à la suite peut introduire ses doigts dans la poche de M. Garnier et y prendre, je le redoute, un
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plan qui doit y être parmi d'autres chefs-d'œuvre : le plan de la pagode de Balthazar.
Veuillez me comprendre : ma volonté n'est point de dire que le talent hors ligne de l'auteur de l'Escalier soit incapable de dessiner une voûte chrétienne; je crois tout le contraire et ne parle que des imitateurs, gens de ma- raude qui changent l'or volé en gros sous. A tort ou à raison, j'avais ce cauchemar de voir pendre au sommet de Montmartre ce qu'ils appellent « une idée », quelque chose de neuf, de trouvé, peut-être même quelque chose d'oRiGiNAL, en un mot une église ACTUELLE! Et comme je me souvenais du fabuleux devis de l'Opéra qui émer- veilla Paris presque autant que l'Opéra lui-même, je me demandais où notre archevêque découvrirait la mine d'or susceptible de remplacer l'Etat qui paye volontiers les frais des opéras, mais non point ceux des basiliques.
J'étais donc un peu de l'opposition, comme il arrive à tout mauvais paroissien. La future église du Sacré-Cœur me paraissait superbe comme déploiement de drapeau, utile comme protestation, éloquente comme cantique ou prière, mais je lui trouvais couleur de luxe et parfum de témérité.
Jean me disait : « Ne juge pas, tu es trop loin de l'autel. Si présomptueux que tu sois, aurais-tu la fantaisie d'éplu- cher le style d'un poème écrit en une langue qui te serait inconnue.!^... »
Confusément, je sentais qu'il était dans le vrai et que le compas me manquait pour mesurer ces choses, mais je gardais mon opinion. Il en faut une.
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Le frère ignorantin, pour lui donner ce nom si beau dont l'ingratitude publique a presque fait une injure, n'appartenait plus à aucune école de quartier. A la mai- son mère oii il vivait retiré, par suite dé ses blessures, on adoucissait pour lui les sévérités de la règle, et il avait permission de venir à Montmartre les jours de bon soleil : comme il nous l'avait dit, sa jeunesse s'était écoulée ici; avant la guerre, il apprenait à lire à ces chers, à ces pau- vres petits sauvages de la ville ouvrière qui n'entendent jamais le nom de Dieu que dans le blasphème. Il les avait aimés tendrement et revenait les voir. iDans ces terrains de la butte qui ont été, depuis lors, bouleversés par de si grands travaux, il trouvait encore la solitude; il s'asseyait sur l'herbe, il lisait un peu dans son livre couvert de drap, il priait beaucoup et rassemblait parfois les enfants errants pour leur dire une belle histoire. Il savait très bien que
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sa vie terrestre était condamnée, il ne s'en vantait pas, mais cela répandait une gaieté parmi sa patience.
Il connaissait sa butte sur le bout du doigt et nous en fît les honneurs. Il vint, appuyé sur sa béquille, jusqu'au bord du promontoire qui surplombait le champ de glaise où passe maintenant le nouveau boulevard. De là, nous dominions, sur notre droite, la ville étoilée de merveilles monumentales; de face, les faubourgs de misère; à gau- che, la plaine, marquée à son centre par la flèche de Saint- Denis, Puis, c'était la banlieue industrielle, tout éche- velée de vapeurs, les vertes oasis de Saint-Ouen, Enghien, tache grise où la spéculation, les annonces et la politique cultivent leurs petits apanages, bien serrés autour d'un lac encore plus profond que le bassin du Palais-Royal. Et au delà de tout cet ennui qui peine si désespérément à se divertir, la forêt, une vraie forêt tapissait le lointain des collines, montrant à notre purgatoire de Paris le paradis de la campagne française.
Le frère nous détailla ce panorama en quelques paroles d'une extrême simplicité, mais dont chacune était un coup de pinceau. Jean n'avait pas souvent envie de voir. Il était très myope et né s'en inquiétait point. Jamais je n'ai rencontré d'homme moins curieux de ce qui se regarde. Comme il voyait assez de choses attachantes au dedans de lui-même, il s'était habitué à croire les objets extérieurs sur la parole d'autrui.
Mais aujourd'hui, je ne sais ce qui le prit, il s'empara de mon binocle et regarda au travers. Je pense qu'il put voir quelque chose du paysage où le soleil éclatait partout, mais je suis sûr qu'il vit quelque chose au delà des bornes du paysage, car il s'écria :
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— Il peut y avoir un voile sur la conscience d'un peu- ple comme sur les yeux d'un homme, et voilà le miracle que doit accomplir le vœu national de pénitence!
Il regarda encore un instant avec la surprise incrédule des enfants, puis il me dit, craignant de n'avoir pas été compris :
— C'est assurément une figure très frappante et très grande, quoiqu'il s'agisse, au fond, d'une simple paire de lunettes. Imagine-t-on quelque chose de plus beau qu'un remède apporté à la myopie des esprits et des cœurs? Moi je ne savais même pas que je ne voyais point. J'entendais les autres voir; cela passait sur moi comme chose indiffé- rente. Et note que je ne me plains point d'avoir regardé Dieu en moi-même sans trop observer les spectacles qui sont la splendeur matérielle de son œuvre. Peut-être les devinais-je aussi beaux que vous les admirez, et plus beaux. La question n'est pas là. Pour vous, ces choses étaient présentes, pour moi elles n'existaient pas, soit que je les eusse oubliées, soit qu'elles ne me fussent réelle- ment point connues, c'est tout un. Il a suffi d'un rond de verre pour me les créer. Ahl je raconterai cela à Saint- Sulpice et je parlerai du Sacré-Cœur.
Je lui proposai de garder mon lorgnon, mais il me le rendit vivement, comme s'il n'eût point youlu abuser de ce prodige.
— Que ce soit un verre, me dit-il, un fait, une parole, qu'importe? L'œil aveugle de l'homme peut être dessillé, yoilà ce qui est. certain. Je pense à ceux qui souffrent,* à ceux que le brouillard du découragement enveloppe, à mes ouvriers que les ennemis de Dieu harcèlent en leur jetant le fatal bandeau sur la vue... Je te dis que c'est
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grand, et la bonté de la Providence est au plein de mon cœur. La maison du Vœu sera le télescope dressé sur la hauteur, et grâce à elle, nos yeux verront tout à coup au delà des barrières du mensonge...
Le frère allait en avant de nous comme un cicérone. Il s'arrêta auprès d'un petit pan de muraille, protégé par quelques planches, et dit : — C'est ici.
C'était à l'entrée de la propriété de feu M. Scribe, l'au- teur dramatique qui célébrait les profits de son génie dans la langue de Virgile, ayant pris pour enseigne une plume avec ces quatre mots qu'il croyait latins : Inde fortuna et libertas : fort galant homme du reste, qui avait droit d'avis, en sa qualité d'académicien, pour fixer la langue de Bossuet. C'est drôle.
Le frère ayant écarté une planche, nous montra l'en- droit où les généraux avaient été fusillés.
— J'étais là, nous dit-il, entouré de ces malheureux en délire. Ils me tenaient prisonnier. Je les connaissais pres- que tous; je fais encore l'aumône à quelques-uns : ce ne sont pas ceux qui frappent qui tuent. La pensée homicide est derrière eux.
Nous dîmes tous les trois un de profundis pour ces répu- blicains massacrés par la république. Peut-être que Dieu avait visité leur dernière heure. C'était de la tristesse morne qui pesait sur nos poitrines. Il n'y a rien par delà ^es supplices des Girondins, sauf cette chose moaueuse qui moisit entre les feuillets des livres et qu'ils appellent, sans rire, la gloire... la gloire des Girondins 1
Quelques jours auparavant, je m'étais agenouillé sur la terre de la rue Haxo, et mon cœur avait fondu en larmes.
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Ce n'était qu'un pauvre mur comme ici, écorché par des balles, mais un souffle animait pour moi la solitude misé- rable du lieu. Il y avait là de cette autre gloire qui est le contraire de la gloire des Girondins et qui est la Gloire. Le jésuite Pierre Olivaint et ses compagnons étaient tom- bés dans cette poussière désormais sacrée, en chantant le cantique des grandes allégresses, et le divin martyr, Jésus, fils de Marie, présidait à cette fête de propitiation... Olivaint! doux esprit, large cœur, charité splendide, sol- dat, ô cher soldat des pacifiques violences! Je m'appro- chais déjà de la bonne route, car mes larmes étaient de joie. Une mort comme la tienne, longtemps implorée, abondamment méritée, vaut des trésors de pardon, et ton dernier soupir, bien-aimé père! rachète à la fois les Giron- dins ot leurs bourreaux.
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On connaissait depuis vingt-quatre heures le vote de l'Assemblée; à mesure que Paris s'éveillait, quelques curieux allaient et venaient sur la butte, causant de la basilique à naître. Les groupes se rassemblaient autour de la clôture qui protégeait le puits unique, ouvert depuis peu, et au moyen duquel on avait entamé les opérations de sondage. Il se faisait déjà des récits surprenants tou- chant les difficultés qui seraient à vaincre avant même de savoir si la construction du monument en ce lieu était une œuvre possible. Le frère nous dit que des gens, très entendus, appartenant à la rédaction de divers journaux bien informés, avaient gravi la montée tout exprès pour affirmer que le projet était impraticable. Ils en dédui- saient les raisons qui étaient du meilleur acabit. L'absur- dité de l'entreprise leur donnait beaucoup de contente- ment. Certains disaient que, vu la nature bien connue du
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sol, l'édifice, au bout d'un peu de temps, rentrerait en terre comme une longue-vue dans son étui, d'autres pro- nostiquaient qu'un beau matin, après une nuit de pluie, la basilique se mettrait en marche comme les vaisseaux qu'on lance du chantier à la mer et s'en irait tout majes- tueusement écraser le quartier de Notre-Dame de Lorette. Jean écoutait le frère, qui racontait ces choses assez gaiement. De temps en temps il me regardait avec défiance, et je voyais dans ses yeux qu'il me soupçonnait de quelque complicité, sinon avec ces messieurs de la presse avancée, du moins avec les chrétiens pratiques, qui ne mettaient le pied qu'en tremblant sur ce brûlant ter- rain du Sacré-Cœur.
— Sais-tu si M. Thiers a voté pour le projet de basi- lique? me demanda- t-il tout à coup.
— Non, répondis-je; mais cela ne m'étonnerait point, car, sous l'Empire, il votait avec les catholiques dans les questions qui intéressaient le Pape et son pouvoir tem- porel.
— A telles enseignes qu'il eut à ce sujet une discussion historique avec M. Barthélémy Saint-Hilaire...
— Tu m'as déjà raconté cela, dis-je, c'est apocryphe.
— Quoi donc? demanda le frère.
— Apocryphe! apocryphe! s'écria Jean; jamais M. Thiers et son fidèle ne se sont bien disputés que cette fois-là... Figurez-vous, mon frère, une querelle de mé- nage! M. Thiers n'était pas le plus fort. Aux reoroches de son excellent ami qui l'accusait de lâcher décidément la libre pensée, il opposa d'abord sa bonne humeur qu'on dit inépuisable dans l'intimité, mais enfin, poussé à bout, il s'écria :
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— Eh bien, je l'avoue : personnellement, je n'ai rien contre Dieu.
— Il le sait bien] repartit douloureusement M. Barthé- lémy Saint-Hilaire, et voilà ce qui l'encourage!
Jean disait très bien cela, et j'avais ri de tout mon cœur la première fois qu'il m'avait raconté son histoire, proba- blement inventée, mais à laquelle ne manquait point une vague couleur de vraisemblance. Le frère, cependant, garda son sérieux, soit qu'il n'eût point compris, soit que la plaisanterie lui parût exorbitante.
Jean poursuivit en s' adressant à moi :
— Ce n'est pas que je te fasse ce cadeau de te comparer à M, Thiers, mais tu es un peu de cette religion-là. Cette phrase d'aspect si comique : « personnellement, je n'ai rien contre Dieu », est l'expression exacte et même flattée de l'état honorablement modéré ovi dort la pensée du monde pratique, dans sa sphère la plus intelligente, et tu es dans ce monde-là. Je ne suis pas sans savoir un cer- tain gré aux gens qui ont été au lycée et qui gardent cette neutralité bienveillante vis-à-vis de Dieu. C'est gentil de leur part. Toi, par exemple, ton opinion de milieu est tout à fait décente et propre; si tu crains les « cléricaux », c'est dans l'intérêt de Dieu, et tu as trouvé, pour préserver l'Eglise de Dieu, cet ingénieux moyen de la mettre dans une armoire.
Pourtant, arrange cela si tu peux; cette idée très cléri- cale du vœu de la France t'inspire une manière d'enthou- siasme. Tu as même pris la peine d'inventer le mot qui l'applaudit sous toutes réserves; tu dis : « C'est une sublime imprudence! » Et cette formule conciliante per-
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met à ton cœur de battre sans que ta tête perde rien de son estimable prud'homie.
Plus tard, tu regarderas avec reconnaissance et curio- sité ces jours de transition où tu étais déjà entouré bien véritablement et baigné par la vertu de la croix, mais où tu pouvais encore t'en retirer à volonté et en sortir par- faitement sec. Ceux qui t'aiment et qui appellent sur toi le rayon d'en haut, avec une ardeur patiente, s'effrayent plutôt qu'ils ne se réjouissent de ce semblant de foi en quelque sorte littéraire et factice où ton imagination entre, séparée de ton âme, et qui te laisse tous les symp- tômes de l'indifférence, y compris même le plus caracté- ristique : la poltronnerie, déguisée en sagesse; mais moi qui ai passé par ce chemin, je te vois aller et j'espère...
Ce fut l'anecdote de M. Thiers qui introduisit notre causerie au centre même de la question de la basilique. Le frère était beaucoup plus ferré que nous sur les ori- gines du vœu. Il avait assisté à la séance des comités catholiques du 5 mai 1872, où la naissance de l'œuvre avait été rapportée d'une façon si émouvante. Le frère nous dit ce qu'il avait entendu, et c'est d'après luiVque je parle.
C'était à l'heure la plus cruelle de nos désastres. Un chrétien isolé et volontairement inconnu reçut ce rayon dans la nuit de son âme, navrée par l'immense malheur de la patrie. Ce chrétien était exempt de colère au point d'avoir foi dans la bonne volonté du dictateur qui usur- pait alors le gouvernement de la France. Il ne mettait point en doute son patriotisme, mais il le voyait, comme tout le monde, lamentablement inférieur à sa tâche, dis- perser nos suprêmes ressources, paralyser nos soldats.
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annihiler nos généraux et redoubler de forfanterie à mesure que son impuissance pesait plus cruellement sur l'agonie de son pays. Tout était désespéré; Bourbaki tom- bait dans l'Est au bruit de l'orgie garibaldienne; Chanzy n'avait plus de soldats. La plus vaillante nation du monde râlait son dernier soupir... Le chrétien inconnu, tout seul et sans mission, usurpateur aussi, agenouillé aux pieds d'un crucifix dans une chambre d'hôtellerie, voua cette ruine si chère au cœur très sacré de Notre-Seigneur Jésus.
Oh! certes, pour une multitude de gens que je n'ai point à blâmer, moi qui partageais hier une partie de leurs timidités, il y a là de quoi sourire. Que Dieu éclaire seu- lement ceux qui sont encore aveuglés par le bandeau qui était sur mes yeux! Il faut prier ardemment, pardonner du fond de l'âme, aimer surtout, aimer ceux-là mêmes qu'on est obligé de combattre. Telle est la loi : Nous entrons dans cette immensité d'amour où les hommes se réconcilieront, parce qu'elle est le Cœur de Dieu!
Le chrétien, l'inconnu qui n'a pas voulu donner son nom à son œuvre pria et vit une lueur au-dessus de lui- même. Comme son isolement lui pesait, il se confia à une âme sœur; ils furent deux chrétiens pour conspirer la délivrance, et ils ouvrirent leurs consciences à Mgr Pie, l'éloquent évêque de Poitiers, qui bénit la belle folie de leurs espoirs.
Et ils travaillèrent, et ils furent dix; un saint religieux de la Compagnie de Jésus, le P. Ramière, les conseilla et les guida; Mgr Guibert, alors archevêque de Tours, les encouragea de sa parole bénie, et je ne sais comment, par toute la France, oii les communications étaient alors si
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difficiles, l'idée se propagea comme une traînée de grâce.
Nos armées ne furent pas victorieuses :
M. Thiers ne porta point la persuasion dans l'esprit des souverains étrangers, dont aucun ne nous tendit la main; tout ce qui était de la terre nous manqua ; la France reçut la suprême blessure; on la mutila... — Et cependant, elle est vivante, j'allais dire ressuscitée; que le Cœur divin soit fiflorifiél
Dans l'esprit des fondateurs c'était une œuvre d'expia- tion. Il y avait des siècles que Paris et la France oubliaient Dieu. La basilique allait porter le témoignage de résipis- cence... (( Elle s'élèvera, fut-il dit, dans la ville coupable et châtiée, comme une amende honorable faite sur le lieu d'un crime. En même temps, elle repoussera les dangers du présent, elle servira de leçon pour l'avenir, elle apprendra à nos neveux nos malheurs, notre repentir, et, s'il plaît à Dieu, notre délivrance. »
Il fut dit encore : « En nous éloignant du Seigneur, nous avons vu la vie se retirer de nous : puissance, énergie, dévouement, habileté, tout a disparu avec la foi. Revenons puiser notre vie sociale à sa véritable source, au cœur de Jésus-Christ, d'où est sorti le sang qui a régé- néré le monde... »
« Le Christ aime les Francs 1 » s'écriait à quelque temps
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de là le P. Monsabré dans la chaire de Notre-Dame; « il les a abreuvés de gloire : gloire de la législation, de la magistrature et des armes; gloire de la science, des lettres et des arts; gloire du dévouement; gloire de l'apostolat; gloire de la sainteté.
(( Le Christ aime les Francs! il les retire du péril de mort : Tolbiac, Poitiers, Bouvines, Orléans, Denain sont des noms de gloire. Quand la valeur des hommes ne répond plus à la grandeur du péril, notre divin ami suscite une jeune fille pour brandir l'épée de saint Louis, et Jeanne d'Arc, par le Christ, recouvre le royaume de France...
« Le Christ aime les Francs! 111 n'a point permis qu'ils fussent détachés comme tant d'autres peuples du corps de son Eglise (i) par le schisme et l'hérésie; il a donné à leurs rois le titre de Très Chrétiens, il a donné à leur France le nom de Fille aînée de l'Eglise.
« Le Christ aime les Francs et la France. L'Epoux de l'Eglise aime la Fille aînée de l'Eglise. L'Eglise souffre, la France est malade. Quand cette fille généreuse et vail- lante pouvait tenir une arme, le Christ lui disait « Défends ta mère »; aujourd'hui, ô Christ. Epoux de l'Eglise, armez votre propre bras! La France, votre fille pécheresse, ne pouvant plus tenir le glaive, fait appel à l'honneur de votre nom et à l'amour de votre cœur : Christo ejusque sacratissimo Cordi Gallia pœnitens et devota...
« ... Celui qui ressuscite les morts ne peut-il nous rendre la vie? Nous lui dirons : « Seigneur, si vous aviez
(i) Je crois devoir demander pardon à l'illustre orateur pour r « à peu près » de cette citation qui a passé à travers la défaillance de deux mémoires.
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« été là, l'épouse immortelle ne serait pas captive et sa <( fille ne serait pas morte! » Il nous répondra de sa douce voix : « La France, notre fille, n'est pas morte, elle n'est qu'endormie. » Et s'adressant aux misérables restes de la grande nation : « France! dira-t-il, lève-toi, viens dehors! Gallia, veni foras... » Et voilà la glorieuse morte debout, ressuscitée par l'amour; la voilà qui se repent, la voilà qui se voue au Christ et à son cœur pour toujours... »
Le texte même de ces paroles était bien plus haut et bien plus beau, et je me souviens qu'il rattachait le Vœu National au plus cher espoir de tous ceux qui aiment la France : à la pacification intérieure de la patrie. L'élo- quent religieux, puissant comme un prophète, déchirait un lambeau des voiles de l'avenir et montrait les enfants de la France, guéris de leurs haines impies, rassemblés, serrés en un seul faisceau d'âmes pour former encore une fois la famille invincible et reine que sacra le baptême de Clovis.
Ce ne fut pas seulement la foule des fidèles massée sous les voûtes de Notre-Dame qui entendit cet appel inspiré, ce fut le pays catholique entier. L'œuvre surgit de là toute grande, sous le patronage de l'archevêque de Paris, qui ajouta dans le bon plateau de la balance le poids vénéré de sa parole. iDu haut du calvaire romain, oii la croix replantée porte une figure vivante de Jésus souffrant et priant, l'offrande du Père commun des chrétiens fidèles tomba magnifique, mais moins précieuse que le trésor de sa bénédiction. Tous les évêques parlèrent à la fois, et la bourse du Vœu, à peine ouverte, pesa plus de la moitié d'un million.
Ce fut alors que l'éminent pasteur du diocèse de Paris
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s'adressa au gouvernement et demanda que l'œuvre fût reconnue par une loi. Cela eut lieu au xix® siècle, trois ans après le règne blasphématoire de la Commune. Le gouvernement se montra favorable. La loi fut présentée; elle eut pour rapporteur un fils catholique de l'Alsace si chère et tant pleurée, et sur les conclusions du rapport, l'Assemblée, à la majorité de trois cent quatre-vingt deux voix contre cent trente-huit, déclara (( l'utilité publique de l'église que, par suite d'une souscription nationale, l'archevêque de Paris se proposait d'élever sur la colline de Montmartre, en l'honneur du Sacré-Cœur de Jésus- Christ, pour appeler sur la France, et en particulier sur la capitale, la miséricorde et la protection divines. »
Cela eut lieu, je le répète, au xix^ siècle de la putré- faction créatrice, du hasard vainqueur de Dieu, et de la guenon, aima mater de l'humanité! Cela eut lieu en pré- sence de ceux qui nient les miracles; cela eut lieu! Le temps présent a celte page dans son histoire.
Et le vœu de la France catholique fut ainsi ratifié par LA France, sans épithète.
Aussi n'est-ce pas l'achèvement matériel de l'édifice qui réglera la dette de la patrie; la dette est réglée par la loi, en ce sens que nous sommes engagés dans la forme voulue. Dieu nous fait un crédit régulier : <( Qui a terme ne doit. » Le code spécial aux remueurs d'affaires est fondé sur cet axiome favorable, balancé par une sanction très sévère : la faillite.
Le terme, il est vrai, n'est pas inscrit dans la loi; c'est un secret entre Dieu et son serviteur, le saint évêque qui a revêtu depuis lors la pourpre romaine. Vous qui haïssez, n'ayez espoir; vous qui aimez, n'ayez crainte : le vœu de la France ne fera pas faillite à Dieu.
VI
Je ne veux pas oublier que ceci est une anecdote et qu'il me faut raconter. Jean et le frère entrèrent à l'église paroissiale de Montmartre quand la messe de huit heures sonna. Je ne les suivis pas. L'air de la butte m'avait donné appétit et je m'assis à une table de guinguette, sur la place même de l'église, pour prendre une tasse de café au lait. Il n'y avait personne au moment où l'on me servit. Je me souviens que je songeais à Jean, et surtout au frère, avec ce sentiment singulier que j'ai déjà décrit, mêlé de compassion et d'envie. J'étais alors un heureux, selon le monde, un très heureux, et mon bonheur me donnait beaucoup d'orgueil. Le monde était mon maître; il me tenait en laisse et de court. Tous mes espoirs, y compris ceux qui regardaient ma famille si tendrement aimée, allaient vers le monde, et pourtant la figure dil frère restait devant moi toute lumineuse; je sentais à quel point elle me mettait dans l'ombre.
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Et auprès de ce jeune homme si étranger au monde, né en quelque sorte dans le service de Dieu, je devinais Jean, le pauvre vieux pécheur, agenouillé sur les dalles de la pauvre vieille église. Jean était de ceux qu'on voit encore quand ils ne sont plus là.
Que faisais-je avec ces deux hommes, si différents de moi.^* Je cherche à savoir, en m'interrogeant moi-même, si déjà je pensais que leur sort valait mieux que le mien, mais je ne le crois pas; mon heure était bien éloignée encore.
Pendant que je prenais mon repas, il arriva du monde : du pauvre monde, mais gai, vivant et bon enfant. C'étaient des ouvriers terrassiers sans travail, revenant « secs » de l'embauchage de la place Clichy. Ils s'asseyaient à cinq ou six par table pour boire un verre de vin en mangeant leur morceau de pain. Ils se plai- gnaient du chômage, mais bonnement; ils n'avaient point de politiqueurs parmi eux, mais ils savaient les nouvelles et causaient couramment de la ce toquade » des députés qui allaient venir en procession pour bénir Montmartre. La chose leur semblait surtout drôle. Il y en avait beaucoup qui étaient comme M. Thiers, et qui n'avaient rien contre Dieu.
La plupart considéraient le fait au point de vue de « l'ouvrage » qui allait abonder, et certes, c'était bien un peu leur droit. Selon les mieux renseignés, les fondations de la basilique allaient avoir juste la profondeur du puits de Grenelle, et quoiqu'ils fussent ici à cinquante pas du premier sondage, ils affirmaient que cette percée avait déjà cinq cents mètres en ligne verticale. Le reste était à l'avenant comme exactitude. A travers leur devis, ébauché
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de bonne foi, mais entièrement fantastique, les millions roulaient comme les vagues de la mer : car, dans le tissu de contradictions qui forme l'opinion des foules, la reli- gion est une chose morte d'épuisement, et capable de secouer les montagnes. On ne croit pas aux miracles que la religion proclame, mais on l'accuse d'une multitude de miracles qu'elle ne proclame pas. Ce cadavre accomplit des tours de force!
Comme j'achevais mon déjeuner, deux figures très différentes des autres se montrèrent, toutes les deux har- gneuses et souffreteuses : un homme encore jeune et une vieille femme, dont l'œil droit disparaissait sous l'enflure d'une récente contusion. Ils marchaient à une assez large distance l'un de l'autre en s'injuriant.
— Voilà Chamoin qui a encore épousseté son prési- dent! fut-il dit auprès de moi.
Et toute l'assistance de rire.
Je compris que la vieille à l'œil endommagé était le « président » de Chamoin, Elle avait l'air méchant et malheureux. Quoiqu'elle fût d'une laideur repoussante, il y avait dans son accoutrement un essai de coquetterie. Elle s'arrêta au coin d'une ruelle et appela d'une voix irritée quelqu'un qu'on ne voyait pas :
— Bastien! Bastien!
— Pas de bottes, Bastien! dit Chamoin, en homme habitué à faire des mots.
Et l'on rit encore.
La vieille cria, prise tout à coup de rage :
— Faut-il aller te chercher!
Chamoin s'assit, écarta le verre de vin qu'on lui offrait et demanda un « abs. » Il nommença tout de suite à
3
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pérorer. C'était un beau diseur, tout farci de phrases toutes faites pêchées dans la mare aux calomnies. J'ai connu des journalistes de même odeur et aussi des <( honorables » beaucoup moins forts que lui, car il avait « du chien », le mot pour rire et je ne sais quelle bonhomie enragée qui montait au cerveau de ses audi- teurs. Je n'ai pas besoin de vous dire son thème : il tenait à la main le numéro du journal : Le Sou, apportant la nouvelle du vote clérical de l'Assemblée.
— En voilà un au moins, dit-il, en brandissant son petit papier mal imprimé, qui ne cache pas son opinion politique! Les autres s'appellent le Peuple, ou ci, ou çh; lui, il montre du premier coup ce qui l'occupe : le soûl Je connais un des rédacteurs, et voilà sa façon de penser : « Pour avoir des sous, c'est de caresser ceux qui n'en ont pas. »
Après cet exorde qui fut accueilli avec faveur parce que l'ouvrier, chose véritablement étrange, n'a pas plus d'illusions sur ses écrivains que sur ses représentants, Chamoin attaqua le gâteau, la vraie friandise, un peu banale, un peu éventée à tous les étalages de pâtisseries révolutionnaires, mais toujours, toujours appétissante : l'inépuisable chapitre des corbeaux. Il n'y avait pas d'invention chez Chamoin; il agitait au tas toutes les gue- nilles de la haine; mais c'était bien remué en salade, avec une âcreté pleine de bonne humeur. Ces détestables hommes noirs qui ont l'infamie de rendre au pauvre le sou que les hommes rouges lui empruntent, étaient accom- modés par lui de main de maître. Je ne pouvais m'em- pêcher d'admirer, et la péroraison, dans laquelle Chamoin institua avec les millions du sACRÉ-cœuR, confisqués
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municipalement, la caisse des travailleurs, guéris du tra- vail, fut enlevée avec un brio surprenant, jusqu'au mot de la fin que je recommande à ceux qui s'étonnent de quoi que ce soit.
— Voilà l'affaire, dit Chamoin en achevant : à droite, des gredins qui vous prêchent de souffrir; à gauche, de bons enfants qui vous disent de jouir; on n'est pas embarrassé du choix.
Ce serait vrai, humainement parlant, si les bons enfants, en fait de jouissances, donnaient jamais autre chose que la misère.
Chamoin se tut; on entendit une voix de petit qui pleurait dans la ruelle oii la vieille femme était entrée en menaçant l'invisible Bastien. Elle en ressortit presque aussitôt après, traînant une chétive créature qui faisait peine à voir et qui hurlait de douleur. Bastien pouvait' avoir dix ans : des os difformes dans un haillon. Il y eut un mouvement de pitié autour des tables, et quelqu'un dit :
— Chamoin, tu devrais attacher ton président. Chamoin avait honte un peu; il répondit :
— C'est vrai qu'elle est mauvaise, mais ça la taquine d'avoir son petit infirme.
A ce moment, Jean et le frère sortant de la messe, paraissaient à la porte de l'église. La mégère était exas- pérée; à la vue du frère elle poussa Bastien devant elle, et cria d'une voix que la fureur faisait chevroter :
— Regardez I voilà comme les corbeaux nous rendent nos enfants 1
Cela fît de l'effet dans mon voisinage, d'autant que Chantoin ajouta :
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— Je lève la main que les « quatre bras » l'ont battu! Le frère, cependant, descendait sur le parvis et allait
vers Bastien, le pauvre être, qui retrouvait un sourire en lui tendant ses deux mains.
Les ouvriers, mes voisins, chuchotaient en voyant cela, mais leur esclavage est rigoureux. Ils n'osent pas souvent écouter ce que le cœur et la raison leur disent. Le men- songe a fondé pour eux à chaux et à sable l'envers d'une religion qui a des dogmes tyranniques, et c'est ici que l'homme porte un joug comme les bœufs.
Il y en eut un pourtant qui murmura :
— Celui-là est un vrai bon, je le connais. Et un autre ajouta :
— C'est l'invalide du siège.
Mais à ces paroles timides il n'y eut point d'écho.
La scène qui suivit fut assurément caractéristique et m'a laissé une impression qui ne s'effacera point. La vieille aussi connaissait le frère, car elle reculait vers nos tables à mesure que le frère s'approchait d'elle. Elle entraînait le petit Bastien, qui essayait de s'accrocher à la robe du religieux. Le frère ne dit que ces seuls mots :
— Sois bon, Bastien, mon garçon, aime ton père et ta mère. Dieu te récompensera.
Quand la vieille eut reculé jusqu'aux tables, elle dit à son mari :
— Viens nous-en!
Et Chamoin se leva. Encore un qui connaissait bien le frère! Son regard rôdait et fuyait. Il y avait longtemps peut-être qu'il n'avait tenu son fils dans ses bras. Il le prit et s'en alla sans mot dire. La vieille marchait devant, grommelant des paroles qu'on n'entendait pas.
— Ce sont de pauvres gens, dit le frère qui les regar- dait s'éloigner d'un œil de compassion.
Un ouvrier qui avait achevé son verre, vint à lui et dit :
— Ça se trouvait qu'on était à Champigny, on vous a vu; il n'y a pas de robe qui tienne, vous avez de ça!
Il tapa sur sa poitrine et pirouetta, ajoutant :
— Les Chamoin, ce n'est pas du bon monde.
Ce fut tout. Les tables en un clin d'œil restèrent désertes.
Ah! leur servitude est dure, car chez eux le cœur est droit. Ils sont honnêtes; ils connaissent le frère qui a <( de ça » et ils connaissent Chamoin qui « n'est pas du bon monde ». Mais ils se sauvent du frère comme de la peste et ils vont avec Chamoin.
Pourquoi.!^ Est-ce que Chamoin leur donnera le bien- être dont il manque lui-même si absolument.^ Peut-être l'espèrent-ils un peu, tant ils sont enfants.
Mais il y a autre chose.
Par les yeux de Chamoin une force occulte les regarde et leur fait peur.
yn
(Dans le fiacre où nous fîmes monter le frère pour le reconduire à la maison mère, Jean voulut savoir ce que j'avais vu et entendu à la guinguette pendant qu'il était à la messe, et je le lui dis. J'avais reçu une mauvaise im- pression. Le frère s'était montré discret, selon son devoir, mais quelques paroles entendues autour des tables me laissaient deviner que ce Chamoin et sa femme étaient parmi les sinistres acteurs du drame de la maison Scribe.
— Le Vœu National est une belle chose, dis-je, mais c'est une belle chose qui n'est pas de notre temps, La basi- lique ne sera jamais bâtie, et si elle est bâtie, elle sera détruite. C'est un défi trop hardi, jeté à la victorieuse coa- lition formée par le doute, l'indifférence et l'incrédulité. Vous proclamez vous-même que tous ceux qui ne sont pas avec vous sont contre vous. Eh bien! dans ce siècle de nuances, de compromis, d'alliages, d'amoindrissements
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et de reculades où toute créature humaine marchande le devoir, discute le dévouement et se damne intelligem- ment, selon les règles de la plus sage prudence, c'est là une désastreuse devise. Vos rangs s'éclaircissent, tandis que ceux de vos ennemis deviennent à chaque instant plus épais, grâce à la devise contraire. Ils disent, eux : « Tous ceux qui ne sont pas contre nous sont avec nous », et au fond c'est bien plus l'esprit de l'Evangile. Aussi se recru- tent-ils de toutes vos pertes, et moi qui suis entre les deux camps, vivante image de l'impartialité, je vois bien que vous leur prêtez à rire. En érigeant ce monument, vous ressemblez à des gens qui feraient tirer le canon et chanter le Te Deuni après une bataille perdue. Avez-vous donc trop de ressources à dépenser? Ne vous reste-t-il plus assez de pauvres à secourir, pour que vous jetiez leur bien en pâture à cette fastueuse débauche d'encens prodigué et perdu .!>
Le cher frère me regardait en souriant gravement. Je m'étonnais que Jean ne me contredît point, mais Jean s'était emparé du livre de prières, habillé de drap, et le feuilletait.
Moi, je poursuivais ma remontrance, et, bien entendu, j'avais soin de constater à tout bout de phrase que je par- lais ainsi dans l'intérêt de la religion. C'est la loi de toute fronde. Un bon détrônement ne peut se faire qu'au cri de vive le roi!
J'en avais fini avec l'imprudence de la « manifesta- tion », j'étais en train de tonner contre le crime inutile d'une pareille aumône, prodiguée dérisoirement à la richesse de Dieu, en face de la misère des hommes, et il est certain que j'aurais pu continuer ainsi fort longtemps
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sur le même ton, sans tarir, quand la main de Jean se posa avec bruit sur son livre ouvert.
— Ecoute, me dit-il.
Et il lut ù haute voix la suite de l'évangile selon saint Jean qui se récite le lundi de la semaine sainte : « Six « jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie, où était « mort Lazare qu'il avait ressuscité. Là, on lui donna à (( souper, et Marthe le servait... Pour Marie, elle prit une « livre d'huile de vrai nard, parfum du plus grand prix; « elle en parfuma les pieds de Jésus et les essuya avec ses « cheveux : toute la maison fut remplie de l'odeur de ce « parfum. Aussi, l'un des disciples, Judas Iscariote, celui- (( là même qui devait livrer Jésus, se mit-il à dire : Pour- « quoi n'a-t-on pas vendu ce parfum trois cents deniers, <( qu'on aurait donnés aux pauvres?... »
Jean tourna la page et poursuivit :
— Telle fut la parole de Judas. Voici la réponse du Sauveur dans l'évangile selon saint Marc : <( Laissez cette (( femme en repos; pourquoi lui causez-vous de la « peine?... Ce qui était en son pouvoir elle l'a fait. Elle a (( répandu par avance ces parfums sur mon corps, préve- (( nant l'heure de ma sépulture. Je vous le dis en vérité, « partout où aura été prêché cet évangile, dans le monde (( entier, ce que cette femme a fait sera raconté à sa « louange... »
Le frère baisa la croix de son chapelet : j'étais muet, Jean referma le livre.
— C'est très beau, dis-je après un silence.
— Tais-toi, murmura Jean, qui priait.
VIII
Jean reprit :
— De Dieu tout est beau. Ne loue pas seulement la splendeur de sa parole avec ton jugement de poète; regarde le travail de ses mains, admire l'œuvre de ses miséricordes; émerveille-toi, prosterne-toi... as-tu vrai- ment peur pour Dieu, ou du moins pour le sanctuaire de Dieu, entouré de menaces et de haines .►* C'est un honnête sentiment, et peut-être qu'il m' arrive de le partager. Il y a une tristesse dans ma pensée, mais j'ai envie de rire de toi, surtout de moi, tant nos craintes s'égarent. Pleurons sur les hommes et ne pleurons que sur les hommes. En Dieu tout est force et durée. Rien ne chancelle en Dieu ni ne meurt. Va, ne sois pas prudent, quand il s'agit de Dieu. Aime-le, si tu peux, par-dessus toutes choses, et ne lui prête jamais la protection de ta sagesse. Judas injuria la sœur de Lazare au nom des pauvres, mais son indignation était un mensonge. Ecoute Jésus, donne à Jésus, qui est à la fois le plus pauvre et le plus riche. Que ton parfum soit répandu jusqu'à la dernière goutte et se perde à ses
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pieds. Tant mieux, s'il vaut trois cents deniers, et mille, et cent mille I
Tu vis dans le siècle des sages, raisonnablement affolés, des savants qui n'ignorent rien, sinon le principe de toute science, au milieu des esprits sonores qui se croient pro- fonds parce qu'ils sont creux, et tu entends tout à coup les coryphées du doute pousser au long des jours le cri de leur stupeur parce que des rassemblements de croyants, immenses et sans cesse renouvelés, entreprennent voyages sur voyages, sans autre but que d'aller en foule, priant et chantant, adorer le cœur de Dieu, honorer la Mère de Dieu, la mère de la Mère de Dieu, l'archange saint Michel, que sais-je? tout ce qui est de Dieu. Penses-tu qu'il n'y ait pas parmi eux des docteurs.!^ Ils sont des myriades de pèlerins, ils vont à des milliers de chapelles si humbles, que les négociants en popularité n'en soupçonnaient même pas les noms glorieux; ils s'agenouillent devant les tombeaux de saint Denis et de saint Martin, de sainte Radegonde et de sainte Geneviève, à Tours, à Poitiers, et (ô pudeur!) à Paris, source des encres de toutes vertus! Ils boivent l'eau de Lourdes et l'eau de la Salette, décriées par les médecins; ils rapportent des chapelets de la Salette et de Lourdes; ils font, sur leurs genoux, le tour de la basilique de sainte Anne; ils demandent en baisant la terre, devant le Saint Cœur, à Paray-le-Monial, non point du tout le châtiment de ceux qui haïssent en aveugles et qui triomphent de leur propre malheur, mais leur retour au bonheur et à la lumière. Et voilà que les mêmes pèlerins, et d'autres, plus innombrables, tournent déjà leurs yeux vers Montmartre, la colline choisie d'où le grand amour de Jésus va descendre sur la France en tor- rents de bénédictions. Ils croient cela! En 1875!
PIERRE BLOT 43
Le fait ne te donne-t-il rien à penser?
Ils vont venir, ils viennent déjà, et le temple du "Vœu National, dont les racines pénétreront la terre plus pro- fondément que celles des cèdres du Liban, n'est encore qu'en espoir. Que sera-ce quand notre archevêque aura semé le gland de pierre d'oii s'élancera l'arbre avec tous ses rameaux? Ils viendront alors par centaines. Et quand les premiers profils de l'œuvre apparaîtront au sommet de la montagne, tu les verras par milliers; et quand le pre- mier chant éclatera dans la nef consacrée, le mont tout entier, de la base au faîte, se hérissera de yiyants actes de foi.
Je sais que cela sera; j'écoute dans l'avenir la fanfare pacifique vouant au cœur de mon Dieu le cœur de ma patrie : c'est pour moi le cri de la résurrection; il monte plus aigu que nos douleurs, plus profond que nos hontes et vaste comme nos espérances jusqu'au ciel qu'il envahit, poussé par des millions de poitrines. Ces cohues de fer- veurs domptent la Providence!
... Il y a, tu l'as dit, des menaces parmi ces promesses. Viens-tu seulement de découvrir, ce matin, la bataille qui se livre depuis près de dix-neuf siècles entre le Christ et Satan? Nous savons que notre ennemi prépare l'assaut; il s'est vanté de sa force, il a raillé notre faiblesse, mais, iDieu soit loué, le triomphe a pour nous deux faces, dont l'une est le martyre; nous prenons avec certitude la vic- toire où elle est, dans l'accomplissement, quel qu'il soit, de la divine volonté.
Nous avons peut-être, à nos heures, la même vision que les prophètes du mal. Nous voyons le flot de l'impiété monter contre nous comme une marée. Nous yoyons
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l'inondation de la colère couvrir tout. Rien ne résiste à cette mort; le cantique se tait, le temple s'écroule; il ne reste du sanctuaire qu'un pan de mur juste assez haut et assez large pour y adosser les saints qui vont mourir. Te Deiim laudamus.
Gloire à vous, Seigneur et Père, gloire, gloire! oh! gloire éternelle à votre adoré nom! Ayez pitié de ce flux meurtrier qui se rue contre vos serviteurs! Vous êtes mort, ô immortel pardon! pour ces âmes en démence! Ayez pitié des bourreaux pour l'amour des victimes... Ayez, s'il est possible, pitié même de Judas.
Et même, ayez pitié, ô Dieu dont la miséricorde n'a point de limites, ayez pitié des maîtres de Judas, ces princes du peuple, ces pharisiens et ces scribes, posses- seurs du chiffre et de la lettre, qui sont riches, qui sont éloquents, qui sont savants au point qu'on les appelle du nom même de la science : doctrinaires, et qui combinent sans cesse le plan des ravages sans oser jamais y mettre la main.
Car ils n'ont qu'un courage, celui de l'apostasie; leur seule audace est de mentir sans rougir, et s'ils poignar- dent, c'est de loin, hors de portée, hors de danger, en distillant le poison de parole et de plume oii les vrais tueurs tremperont le couteau...
Ceux-là, Jésus, sont bien autrement coupables que Ju- das, puisqu'ils suscitent Judas et qu'ils le payent. — Ahl ils ne le payent pas cher: trente deniers que Judas ne man- gera ni ne boira, mais dont les doctrinaires profiteront après que Judas se sera donné la mort!
Moi, j'ai compassion de ce Judas, le misérable des misé- rables, et mon cœur éclate d'indignation, quand je songe
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au crime des docteurs, ses patrons; mais vous, ô iDieuI ayez pitié même des docteurs!
Cependant, Seigneur, laquelle de ces deux fêtes verrons- nous? Celle du bien? Celle du mal? L'inauguration? Gloire à vous! La ruine? A vous toute gloire! Vos temples crient vers vous deux fois : quand ils s'élèvent et quand ils s'écroulent. Il y a plus d'encens dans les pleurs que dans la prière même, et le dôme renversé de vos autels n'est pas moins près de vous sous la poussière que dans les nues.
Vous avez dit, en vérité, que partout oii serait prêché votre Evangile, dans le monde entier, la prodigalité de Marie-Madeleine serait racontée à sa louange. Ainsi soit-il! Le gain, le vrai gain, Seigneur, le bénéfice incalculable c'est ce qui est perdu à vos pieds.
Notre vœu a pour but l'expiation; qu'importe la ma- nière dont notre vœu s'accomplira? Nous tâcherons, mais c'est vous seul qui ferez. Il faut que la basilique jaillisse, louange de marbre et d'or; elle jaillira. Il faut qu'elle croisse et qu'elle fleurisse pour couronner Paris qui cou- ronne la terre. Il faut que sa forme soit pure, ses mu- railles précieuses par la matière et par l'art. Se peut-il trouver rien d'assez beau pour la maison de votre amour? Je voudrais qu'il fût possible de la tailler dans un seul diamant, la vasque où couleront les trésors de la charité infinie. Ce ne serait ni trop durable ni trop éclatant pour le don de la France, pour l'hommage qui vivra autant que les siècles, ou qui s'abîmera demain, broyé dans le prochain tremblement de terre. Ainsi soit-il.
Ainsi soit-il! Et puisse alors la ruine être assez vaste pour valoir tout le pardon de Dieul
Pour cela, surtout pour cela, qu'il soit incomparable
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dans sa magnificence, le palais de votre tendresse, ô Jésus! Pour cela, si vous voulez cela : que rien n'égale sa beauté souveraine, s'il doit être anéanti par Judas, aveugle et mercenaire, soudoyé par le crime clairvoyant des docteurs!
Et donnons les trois cents deniers de nard, quand même ils devraient se répandre sur le sol jusqu'à la dernière goutte. Donnez avec profusion, vous qui avez reçu le redoutable dépôt de la richesse dont il vous sera demandé un compte si exact. Donnons aussi, nous qui sommes pauvres. Que l'opulence et l'indigence soient également prodigues, afin que Vex^oto monumental de la France catholique soit en argent massif, s'il doit rester debout, et tout en or, s'il doit tomber. Pour donner, avons-nous besoin de savoir si la merveille dédiée au cœur de Jésus le glorifiera pendant de longues années ou exhalera vers lui toutes les piétés de son parfum, dans un seul et grand souffle, comme un encensoir brisé?
Ce que nous savons, ce qui est certain, c'est que la bonté de Dieu n'a point de bornes, que son règne arrive sans cesse, que sa volonté est faite éternellement, et qu'à l'heure oti notre expiation montera vers lui victorieuse ou vaincue, son cœur divin la répandra en baume de grâce sur la plaie par oii saigne le cœur de la France.
Donnez, heureux, donnez, souffrants, donnez tous et donnez tout pour racheter l'âme de la patrie!...
Il tendit, moitié grave, moitié riant, sa main ouverte comme les quêteurs. Nous obéîmes à ce commandement, et dans sa main le sou du cher frère tomba à côté de ma bourse.
Mais le cher frère avait les yeux humides, et moi j'ap- pelai Jean « fanatique », pour me venger.
IX
A quelque temps de là, je fus frappé en apparence très cruellement. Sous le coup, je chancelai au bord de la révolte qui tue.
Mais je vins un matin m'agenouiller dans la chapelle provisoire du Sacré-Cœur, et je fus sauvé, ayant reçu le bienfait des premières larmes.
Depuis lors, je crois, j'espère et j'aime. Je suis heu- reux; je sais prier.
Il y a quinze jours, j'achevais la publication de Pierre Blot dans la revue du Monde catholique, quand j'appris, par la triomphante clameur des journaux hostiles à la religion, que les souscriptions à l'œuvre du Vœu National allaient se ralentissant. La pensée me vint aussitôt d'ajouter cette préface à mon livre; non pas que je me flatte de posséder la moindre influence, mais dans le but de me créer ainsi une offrande à déposer sur l'autel du Sacré-Cœur..
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Et pendant que j'écrivais ces pages, une autre pensée naquit en moi : je me dis que, selon la parole de Dieu môme, quiconque divulgue le bien qu'il a fait a reçu sa récompense en ce monde.
Je résolus alors de donner deux fois, d'abord le salaire de mon travail et ensuite ma récompense à venir, pour acheter le droit de dire à mes amis qui sont riches : « Vous» avez donné, donnez encore; vous avez donné beaucoup, donnez le double, car il faut imposer silence à la raillerie des méchants. Donnez et divulguez votre don, au risque dp perdre votre récompense. Elevez votre drapeau, soutenez l'honneur de votre foi. La pécheresse fut pardonnée parce que son cœur éclata comme un vase trop plein et emplit la maison de parfums. Imitez cet amour, supérieur aux prudences humaines. Vous, la France catholique, dans votre repentir, vous avez fait une solennelle promesse au cœur de Jésus-Christ : Christo ejusque sacratissimo Cordi Gallia pœnitens et devota. Vous devez! Laisserez-vous outrager la France et son vœu? Protester sa dette .!^ Insulter à sa pénitence? Provoquer la foudre?
On vous parle, écoutez. Ce n'est pas moi, qui ne suis rien, c'est le Cœur, qui est tout. On vous appelle, levez- vous et venez. L'ennemi a triomphé trop vite, car vous voilà prêts à donner ce que vous avez, tout ce que vous avez, plus que vous n'avez, et à vous donner vous-mêmes par surcroît au Cœur qui aime les Francs, pour racheter la France 1
LES ÉTAPES D'UNE CONVERSION
LE SECOND RÉCIT DE JEAN
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Je me détermine à publier à part et hors du rang qu'il devrait occuper dans la série intitulée : les Etapes d'une conversion, le récit qu'on va lire. Par ordre de dates, ce fut la seconde histoire que Jean me raconta : la seconde du moins qui eût trait à sa propre vie. Elle sort de mon cadre général, et je ne saurais oii placer entre les épisodes formant les cinq journées du miséricordieux voyage de la grâce à la rencontre d'une âme.
Ces cinq étapes qui sont : la Mort du père (déjà publiée); la Première Communion; le Cœur de Charles; Marie et la Seconde Communion, composent un tout et ne laissent entre elles aucun interstice où l'on puisse glisser un épi- sode de quelque importance.
Et pourtant je ne veux, ni ne puis supprimer cet épi- sode qui montre Jean sous un aspect nécessaire à con- naître. Il a les qualités de Jean et aussi ses défauts. Il
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viendrait mal à la fin de tout, ce serait trop tard. Ce fut entre la Mort du père et la Première Communion que Jean me raconta l'étrange suicide de l'ouvrier dans le cœur de qui les tribuns ont assassiné Dieu; je fais comme lui.
Mais au lieu d'ouvrir, comme lui encore, une trop large parenthèse, je place sous un titre spécial ce drame qui est complet par lui-même; ainsi aurai-je respecté jusque dans ce très mince détail le désir de celui qui est le véri- table auteur de ces pages.
Par le fait, ceci est une aventure de Jean déjà converti. Elle ne tient au reste que par le petit Bonif, l'enfant d'adoption de Jean et de Madeleine.
Mais Jean, que j'ai à cœur de peindre tel qu'il était, me semblerait mutilé si je ne le montrais au moins une fois dans son rôle d'ami, auprès d'un ouvrier, avec son ardente passion de bien faire, son mépris peut-être exa- géré des théories politiques et la vision imparfaite qu'il avait des solutions promises à l'angoisse du problème social par la science catholique, entrée en lice depuis sa mort.
La vie chrétienne de Jean fut presque tout entière con- sacrée aux ouvriers. Il était loin d'avoir sur l'ensemble des questions ouvrières la science et l'expérience de ceux qui prêchent aujourd'hui la croisade de réconciliation, mais il employait déjà ce mot, implicitement contenu dans le programme des conférences de Saint-Viincent-de- Paul, et les idées insuffisantes qu'il exprimait insuffisam- ment, peut-être eut-il du moins le mérite de les balbutier le premier. Elles lui venaient de sa haine contre la poli- tique d'exploitation, cette lèpre qui ronge la vieillesse du monde.
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Il appelait politique d'exploitation l'industrie de ces négociants qui font fortune en vendant le mensonge à la misère et la haine au malheur.
Ce n'était pas un ignorant en fait de socialisme. Il avait donné tour à tour dans toutes les erreurs dites généreuses qui enthousiasmèrent et abêtirent le second tiers de ce siècle; il avait connu le Mapah dont le nom signifiait père et mère, oncle et neveu, tante et nièce; singulier dieu qui buvait ses chemises; il avait admiré la barbe superbe du père Enfantin, dont chaque poil devenait, quand on vou- lait, une commandite israélite; il avait cru à Charles Fou- rier, le moins fou des utopistes et le plus désintéressé, mais qui, malheureusement pour sa mécanique phalans- térienne, trouva un jour le moyen d'en faire l'essai, c'est- à-dire la fin. Il avait voyagé en Icarie avec Cabet et fré- quenté les ateliers nationaux avec M. Louis Blanc : aucune boutique systémateuse ne lui était étrangère. Tout cela est bon à connaître, et plus on a vu de charlatanismes à l'œuvre, mieux on se repose dans la grande et unique vérité.
Jean savait par cœur les clowns de la popularité; il les avait vus de si près qu'il lui restait d'eux comme un continuel haut-le-cœur, et sa vocation principale était de débarrasser l'ouvrier de leur délétère influence. Peut- être arriva-t-il trop vieux à la lumière pour être lui-même un flambeau. C'est le malheur de ceux qui tardent. Vous ne trouverez dans l'aventure de Jean avec son ouvrier ni aperçus ni théories; ce n'est qu'une pauvre histoire toute nue, précédée d'un bout de discussion littéraire.
J'ajoute que Jean m'a raconté bien des histoires du même genre et que moi-même j'ai vu de mes yeux des
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faits analogues en quantité qui auraient eu le mérite d'être plus simples à mettre en scène et par conséquent plus tou- chants, mais Jean tenait précisément à son anecdote pour l'étrangeté du sujet. Elle plonge, en effet, tout au fond de cet abîme d'absurdités où se noie l'abandon des malheu- reux à qui l'industrie des « politiciens » du ruisseau a escamoté la consolation suprême : de sorte qu'au lieu d'avoir Dieu pour refuge, ils martèlent les meurtrissures de leur front contre ce mur terrible : la haine de Dieu.
Non pas contre la haine que Dieu a : Dieu n'a que d'immenses et infinies compassions, mais contre la haine qu'ils ont eux-mêmes et dont on les a traîtreusement empoisonnés.
Si Jean avait été plus jeune, il eût marché en avant du mouvement dont nous sommes les témoins; c'était son rôle et sa nature. Il vit du moins l'aurore de ce mouve- ment, et je me souviens que la première fois qu'il entendit, bien peu de temps avant sa mort, l'éloquente et prophétique parole du soldat tout jeune alors et encore inconnu qui est devenu le général de l'armée du bienfait, il s'écria dans le transport de sa joie :
— Voilà un cuirassier (i) qui mettra peut-être deux cents ans à faire la trouée par où Dieu rentrera dans la maison du travail, mais qu'importe le temps .i^ Mort ou vif, il aura débloqué l'atelier, et la victoire s'appellera de son nom!
ir s'éloigna ce jour-là, sans offrir sa vieille main au jeune et vigoureux apôtre. Ce n'était pas qu'il fût jaloux, mais contre sa coutume, il s'appuya silencieusement à
(i) M. le comte Albert de Mun était alors capitaine de cuirassiers.
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mon bras en regagnant sa lanière et dans l'escalier seule- ment il me dit :
— Dieu a pitié de ceux qui arrivent comme moi, mau- vais ouvriers de la dernière heure, mais c'est tout; il n'a que pitié. Il ne leur doit pas la grande allégresse des vainqueurs. Aux jeunes, aux vaillants qui sont assez heureux pour avoir, à l'âge de la force, la sainte volonté de combattre, je ne puis plus rien donner que la ferveur de ma prière.
Et les jours suivants, quand il fut calmé par la réflexion, il ajoutait :
— As-tu bien vu, as-tu bien entendu le cuirassier .î* Je ne sais plus s'il réussira parce que Dieu n'a pas promis à son Eglise une si énorme consolation. La tyrannie que le mal exerce sur l'ouvrier, c'est le plus précieux privilège de l'enfer; l'enfer y tient. Penser que ces millions de souffrants peuvent être soulagés dès ce monde et victo- rieusement émancipés de leur ténébreux esclavage, c'est peut-être une utopie. Mais que Dieu bénisse ce fier jeune homme qui a donné une formule claire, simple et virile aux tâtonnements de mon vœu. Celui-là aime vraiment Jésus dans l'ouvrier. C'est un noble esprit, c'est un robuste cœur. D'autres viendront derrière lui qui seront plus savants que lui, sinon plus éloquents, mais ce qui se fonde par lui sera toujours bien plutôt une phalange qu'une école, et il en restera le chef par le droit de son intrépide initiative.
Quand même il tomberait en chemin sous le poids trop lourd de la croix qu'il a choisie, sa chute serait sonore et féconde autant qu'un triomphe. Les gens comme lui remportent la victoire par leur vie quelquefois et souvent par leur mort...
LE LIVRE A FAIRE
J'ai dit que la maison de Jean était composée de sa femme Madeleine et de Bonif, mais il y avait en outre la petite Berthe qui venait passer la journée chez lui une ou deux fois par semaine. Elle était en pension quelque part.
Il me paraissait que Madeleine n'aimait pas beaucoup cette petite Berthe, mais Jean était fou d'elle. Berthe et Bonif se battaient par vocation. A vrai dire, ils n'étaient méchants ni l'un ni l'autre, mais Bonif avait la griffe parisienne au bout de la langue et Berthe l'avait au bout des doigts.
Les autres enfants de Jean et de Madeleine, leurs vrais enfants, beaucoup plus âgés, s'étaient établis au loin. C'était une famille dispersée par la ruine du père.
Jean avait été marié deux fois. Berthe était la fille de la fille de sa première femme, cette Marie de Moy qui lui
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lançait des boîtes de joujoux sur la tête autrefois, par la fenêtre du premier étage. Ainsi, Jean était le grand-père de Berthe, dont la mère était morte.
Jean mit du temps avant de me reparler de ses « éta- pes ». Il avait été malade pendant plusieurs jours à la suite de l'entrevue démesurément longue (elle avait commencé à huit heures du soir et fini au grand jour), oîi il m'avait raconté la mort de son père. De mon côté, moi, je ne le ramenais point vers ce sujet. Son récit m'avait laissé une impression profonde, mais inutile, puisque je ni comptais point m'en servir pour mon métier d'écrivain. Qu'en aurais-je fait.*^ Et surtout qu'en eussent fait mes lecteurs ordinaires, mes chers lecteurs que j'aimais tant et que j'aime encore, acharnés à résoudre avec moi, de numéro en numéro, l'important problème de savoir com- ment Agathe épousera Théodore.!^
D'ailleurs, j'avais promis de ne point toucher à cela avant ma conversion, et personne n'est si long à se con- vertir que les gens comme moi, amis platoniques de Dieu, respectueux envers Dieu, mais ne sentant pas le besoin de Dieu, et qui se promènent parfois toute leur vie, cha- peau bas, autour de Dieu, sans jamais entrer en Dieu.
Non seulement je ne pris pas de notes sur ce que Jean m'avait dit cette nuit-là, mais je fis effort pour l'écarter de mon souvenir. Il y avait là dedans des choses qui m'impressionnaient péniblement. Sans aller jusqu'à dire, comme le docteur Olivier : « Si tu me reparles de cela, je ne reviendrai plus », je savais bon gré à Jean de son silence.
Lui, de son côté, semblait éprouver la même hésitation, la même répugnance qui l'avait arrêté si longtemps au
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début de nos relations. Gomme il avait reculé pendant des jours et des jours avant de me laisser regarder dans sa vie, de même il cherchait des prétextes pour ne point continuer ce voyage à travers les douleurs de son passé.
A cet égard, nous étions tous les deux complices. Si Jean craignait d'aviver en lu* même une plaie, moi je ne cherchais pas, tant s'en fallait, à réveiller des émotions qui laissaient en un coin de moi comme une meurtris- sure.
Je n'aimais pas cette émotion qui m'entraînait avec d'importunes violences vers un lieu où il ne me plaisait point encore d'aller.
Mais je dois dire que plus je voulais oublier, mieux je me souvenais.
Une figure surtout, parmi celles que Jean avait esquis- sées, hantait mes heures de solitude et m'obsédait : ce jeune homme qu'on n'aimait pas assez dans la famille, parce qu'on le respectait trop, ce Charles, le « cafard » des frelonnots du lycée, le « jésuite » de la bonne Julienne, le « sage » de la maman et des chères sœurs.
Pour moi, ce bon garçon de François, le soldat, valait autant, je ne me le cache pas, mais alors pourquoi ce Charles rôdait-il sans cesse autour de ma pensée, tandis que le brave François me gênait si peu?...
Pendant cette période, Jean m'entretint presque exclu- sivement du fameux (( livre à faire » sur Tartufe.
Son idée était double; il voyait deux Tartufes : un saint et un coquin, et cela nous ramenait à Charles, car il m'avait laissé entendre à diverses reprises que Charles avait été calomnié gravement, et insulté, et souffleté, sinon avec la main, du moins par la lourde atteinte du
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mensonge — et qu'il avait tendu l'autre joue à l'outrage, la tète haute, les yeux baissés.
C'est terrible cela, et c'est contre nature, comme tout ce qui est surnaturel.
Il y avait là un héroïsme miraculeux ou une lâcheté sans nom.
J'avais peur d'en savoir plus long au sujet de cette histoire qui me repoussait par avance énergiquement, tant je la devinais éloignée de moi et supérieure à moi.
Un matin de printemps, un jeudi, Jean vint me demander à déjeuner; il avait amené Bonif et Berthe, parce que c'était jour de congé. Madeleine restait volon- tiers à la maison et ne venait jamais chez nous.
Je demeurais alors dans une charmante habitation, située au milieu d'un quartier affreux, rue Saint-Maur- Popincourt, non loin de l'église Saint-Ambroise.
C'était l'ancienne « petite maison » de M. de Breteuil, ambassadeur de France en Russie au commencement du règne de Louis XVI. Il y avait tout alenteur des usines et des ateliers, mais le jardin était magnifique et très bien isolé. On pouvait causer là comme dans les champs; Jean aimait ce jardin dont il avait retrouvé l'histoire dans les papiers de la paroisse Saint-Ambroise.
Pendant que Berthe et Bonif oubliaient de se battre, tant ils s'en donnaient à jouer avec mes enfants, Jean s'en donnait aussi, dissertant à perte de vue en prenant son café sous la tonnelle.
— Ne t'y trompe pas, me disait-il, le siècle prend un singulier chemin : nous allons entrer dans un courant littéraire catholique très accentué par suite même de
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l'effort extravagant qui va être tenté pour anéantir le catholicisme. Non prœvalebunt; ni les champions ni les champignons de la matière ne prévaudront, en définitive, puisque c'est la promesse de Dieu, nous le savons et peut- être qu'eux-mêmes ne l'ignorent point, mais il est dans l'ordre de Dieu et dans la nature des choses qu'ils arri- vent très près du succès, qu'ils remportent même des vic- toires considérables en apparence et qu'ils aient leur jour où il soit permis à l'impie de monter sur les toits pour triompher à la face du soleil.
Cela doit être, cela sera; ils sont nombreux; ils sont innombrables; ils sont puissants par l'éloquence, par la science, puissants par le talent, quelques-uns même par le génie.
Il en est, et j'en connais, pour ma part, qui vont jus- qu'à être puissants par la vertu, le mot étant pris dans son acception purement humaine.
J'aime et je respecte certains d'entre eux comme j'au- rais respecté et aimé Socrate ou Platon.
De tout temps, le catholicisme a trouvé des défenseurs qui avaient toutes les qualités que je viens d'énumérer, et qui les avaient à un degré très supérieur; on rencontre, de siècle en siècle, les apologistes du catholicisme au pre- mier rang des écrivains illustres, et la plume de ses grands évêques a toujours été d'or; mais si le catholi- cisme n'a jamais manqué de généraux glorieux, les sol- dats lui ont fait défaut parfois : certain genre de soldats, surtout, ceux qui dépassent la cavalerie en marchant à pied, au pas de course, ceux qui combattent des deux mains, ceux qui étonnent l'ennemi : les chasseurs, les
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11 va lalioir à la vérité des soldats, et précisément de ces Boldats-là, parce que la bataille va se propager et s'étendre, et descendre dans l'arène même de la vie, au jour le jour. Tu verras cela avant qu'il soit longtemps.
Ce sera une mêlée, on devra combattre à toutes armes, comme dit le proverbe, depuis le canon jusqu'à l'épingle. Le jour viendra où les saints devront apprendre la gym- nastique du sarcasme, l'escrime de la moquerie et jus- qu'à cet art ignorantin de couper un pauvre diable de roman par petites (( chiquettes » pour exaspérer l'appétit des vieux marmots qui se nourrissent de ces ragoûts-là.
Il faudra du monde, il en faudra beaucoup autour et au-dessous du grand journaliste catholique qui est le pre- mier de tous les journalistes. Il n'est pas seul, je le sais bien, quoiqu'il ait la tête et les épaules au-dessus des autres; son état-major est beau et bon. Ce n'est, cepen- dant, qu'un état-major, tandis que tout autour de l'im- piété c'est une armée qui masse la cohue de ses bataillons.
Moi, j'aimerais bien mieux qu'on laissât la parole aux maîtres, mais cela ne sera pas possible en un siècle où les bègues ont la rage de prononcer des discours.
iD'ailleurs, l'auditoire du journal et même du livre s'est tellement accru, le niveau des curiosités gourmandes s'est tellement abaissé que les maîtres sentiront le besoin d'avoir derrière eux des gens qui ne soient pas maîtres, des gens sachant au moins un peu l'idiome des naïfs et capables de causer couramment avec quinze cent mille abonnés d'un sou : chose malaisée.
Ces multitudes curieuses, auxquelles il faudra parler, ne manquent point d'intelligence, au moins, ne crois pas que j'aie voulu dire cela. Au contraire, elles sont extraor-
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dinairement intelligentes. Le grand, le simple, le beau, les passionnent dans un petit coin et pour un petit moment, mais elles veulent « s'amuser », et l'admiration n'amuse pas.
Elles aiment en outre à se moquer de leurs amuseurs, à les mépriser amicalement, à leur taper sur le ventre en] disant : « Est-il bête! » pour se venger du sou qu'elles ont donné.
Les maîtres ne se prêtent pas assez à ces familiarités, il faut des serviteurs.
Je ne crois pas que les petits journaux catholiques arri- vent du premier coup à récolter un million de sous par jour, mais ils peuvent faire un bien considérable.
Si j'avais encore une voix dans la presse, je dirais à la petite presse du catholicisme : « Soyez la maison des maîtres, mais soyez la maison des jeunes. Cherchez les jeunes gens, attirez les jeunes gens; les mâles! les francs! les hardis! Le Magnificat, c'est vrai, a jailli splendide et brûlant du cœur d'une femme, mais c'était la Vierge Marie, et tout le reste de l'Evangile est mâle.
« Rien n'est viril comme la pensée de Dieu!
« Fuyez le fade, le médiocre, le faux naïf, l'attifé, le douceâtre; laissez Emérance à sa candeur âgée, un peu, sujette à caution, quoiqu'elle soit en sucre d'orge, resti- tuez Athénaïs à sa pommade austère, rendez la châtelaine de Vatenville aux journaux de couturières. Cela ne vaut rien pour vous.
« Des hommes, ô mes amis, des jeunes, des forts pour tenir haut et droit l'étendard de la croix qui est lourd à porter! »
Et je crois que j'aurais tout à fait raison de parler ainsi.
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Je vois dans cette croissante invasion des bleuets, une menace pour la moisson littéraire.
Mais il y a des femmes fortes, diras-tu, dans l'art comme dans la charité. Quels hommes sont plus grands que les filles de saint Vincent de Paul? Sainte Thérèse, sainte Gertrude, et tant d'autres ont fait entendre plus haut que les hommes la vraie langue de l'amour divin. C'est vrai, mais tu sais.!^ Ici, nous ne parlons pas tout à fait de sainteté, quoique Emérance soit bonne personne. Nous parlons coton bleu.
Je vais aller plus loin que toi, si tu veux : il est bien certain que la femme est le cher et cordial élément de la piété dans les familles. Tous ou presque tous nous sommes chrétiens grâce à nos mères, et l'on ne peut entrer dans une église, n'importe laquelle, sans éprouver une émo- tion faite de reconnaissance et de tristesse, en voyant l'immense supériorité du nombre des femmes. Elles sont là cent femmes contre un homme, et que Dieu les en bénisse! Mais bien peu parmi celles-là ont de l'encre aux doigts.
Et l'homme est à l'autel, et l'homme est dans la chaire.
Tout dépend d'ailleurs des milieux : quand Apollon change de sexe à la Revue des Deux-Mondes, par exemple, je trouve cela parfait et même décent, mais chez nous, cela m'inquiète. Je dirais donc à nos amis : « Prenez les femmes fortes tant qu'il vous plaira, prenez même les bonnes femmes. Il serait insensé de priver le concert chrétien du registre éclatant, velouté, tendre, pénétrant que parcourt la voix de la Muse. Seulement, comme il en pleut, craignez le déluge. Choisissez avec soin et surtout dosez la Muse, La muscade, qui est très bonne aussi, ne
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fait pas bien quand on en met trop. Il ne faut pas que le cantique de Dieu vienne à sonner pour ceux qui entrent dans certaines petites chapelles de notre presse comme une romance vieillotte avec accompagnement de mando- line fêlée... »
Jean s'animait, selon sa coutume, en parlant ainsi. Il avait une antique dent contre les dames de lettres, malgré son admiration enthousiaste pour George Sand, à qui, selon lui, « Dieu seul manquait ». Excusez du peu!
Il s'interrompit brusquement en cet endroit pour crier à la cantonade :
— Bonif! coquin! tu vas te casser le cou!
Les enfants qui vivent renfermés s'enivrent dès qu'ils boivent le grand air. Bonif, le prisonnier de la tanière, aurait voulu sauter de branche en branche, au sommet des arbres, comme les écureuils. Il était parvenu à grimper sur la tonnelle et pleurait, ne sachant comment en descendre.
Je montai sur un banc pour opérer le sauvetage de Bonif, et Jean reprit :
— Barbey d'Aurevilly, qui burine d'un trait la res- semblance des hommes, m'a défini ainsi, un soir qu'il faisait mon éloge : (( Jean est un voyageur très éloquent qui part pour Paris mais qui arrive à Rome ». Le fait est que je ne dis pas souvent ce que je comptais dire. La peste soit d'Emérance, de la suzeraine de Vatenville, du style cosmétique et des petits papiers imprimés, de quel- que couleur et odeur qu'ils se donnent! J'étais venu pouf te parler de Tartufe.
Il faut que tu commences notre livre sur Tartufe, tu
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n'as pas même besoin d'être converti pour cela. Il te suffira de ton honnêteté native.
Et n'aie pas peur de te montrer irrévérencieux envers Molière, ton fétiche. Tu brûleras devant sa statue autant d'encens qu'il te plaira. Je t'y aiderai.
Dieu seul est éternel, mais le mal est immortel parce que Dieu a refusé d'assigner un terme à son châtiment, qui est d'être le mal. Tartufe existait avant Molière, et peut-être que Molière, en le cueillant, l'a gâté.
Je n'en remercie pas moins le merveilleux maître de la comédie d'avoir jeté l'âme de l'hypocrite en pâture au rire et au mépris des hommes.
Il a été dit souvent que le mannequin qui avait posé pour Tartufe, devant Molière, était un janséniste bien connu et venimeux ennemi des Jésuites. En vérité, cela m'importe peu.
Je ne crois pas, en tout état de cause, que Molière ait voulu frapper le prêtre dans cet athée, ni même le dévot, et pourtant il se peut que cela soit, car en France l'oppo- sition mène tout et mène à tout, étant comme elle l'est la condition et l'épanouissement de tout succès.
Le mot « opposition » a pu être inventé depuis peu, mais la chose est vieille comme le monde.
Au temps où Molière vivait de gloire et d'opprobre, avant d'en mourir, il y avait dans les honneurs rendus au catholique pieux de quoi susciter l'opposition d'un satirique, d'une part, et, d'autre part, de quoi tenter les convoitises de l'incrédule.
Molière était donc dans le droit de son opposition et dans la vérité de son art en attaquant l'envers de la
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piété, c'est-à-dire, en définitive, le commerce de l'incré- dule qui a volé le vêtement d'un croyant.
C'était bien, mais c'était juste tout strictement et le grand succès ne s'embarrasse guère de la justice : le grand succès, d'ailleurs, ne pouvait pas être dans l'attaque dirigée contre l'incrédulité, qui est l'opposition.
Il fallait, pour le grand succès, aller à côté de cela ou plus loin, flatter l'opposition et prendre à partie quelque figure connue, consacrée, officielle. Il y a des pharisiens dans tous les temples. C'était encore le droit de Molière de s'attaquer à un pharisien.
Admettons qu'il eut pour but, quand il fit Tartufe, de traîner sur la claie exclusivement le pharisien catholique, et non point le pharisien protestant, ni le pharisien jansé- niste, ni le pharisien parlementaire, ni le pharisien d'aucune synagogue, ni le Judas d'aucune apostasie, ni le farceur d'aucune franc-maçonnerie, ni le saltimbanque d'aucune philosophie.
Ce fut un tort et un malheur.
Molière était de taille à tenter mieux que cela. Il était de taille et il était de force à prendre corps à corps le pharisien sans épithète, l'hypocrite quel qu'il fût, et à l'étouffer dans l'embrassement de son génie... Tu n'as pas l'air d'être de mon avis.»*
Ainsi interpellé, je répondis non sans quelque mauvaise humeur :
— Molière a pris Tartufe où il l'a trouvé.
— Bon! s'écria Jean qui se frotta les mains. Je ne demande pas mieux que de te faire quelques concessions; les petits cadeaux entretiennent l'amitié : accordél Molière a pris Tartufe oii il l'a trouvé, c'est-à-dire oii
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son instinct de courtisan des foules, dorées ou non, et «ion flair de grand poète à succès lui ordonnaient de chercher Tartufe, sous peine de le trouver en quelque autre lieu beaucoup moins favorable pour l'effet comique et la réussite de sa pièce. Ta réponse me suffit amplement, car elle laisse percer le bout de l'oreille de cet aveu que Tartufe ne demeure pas toujours au même numéro de la même rue.
Il déménage, en effet, souvent, « le pauvre homme! » Et un peu moins de cent ans après cette nuit du 17 février 1678 où Molière, comédien, mourut de sa femme comédienne, la tête dans le giron d'une sœur de charité, si Molière ressuscité avait cherché son phari- sien, il n'aurait certes pas frappé à la porte du même théâtre pour demander à toute une armée de grands laquais galonnés : « Mgr le duc de Tartufe est-il visible? »
C'était le temps où un grand ministre (comme disent les dictionnaires!), modèle de philosophie, de patriotisme et de loyauté, pensionné par l'Autriche, pensionnant la vieille Pompadour, laissait naître la Prusse et mourir nos colonies, faisait l'immense fortune de l'Angleterre, tuait Montcalm, tuait Lally-Tollendal, perdait le Canada, per- dait l'Inde, resserrait nos frontières, malgré les batailles gagnées par nos soldats, engloutissait nos flottes, affamait nos campagnes, signait une paix déshonorante après une guerre glorieuse et se retirait, ennemi cruel de son roi, mais ami caressant de Voltaire, dans sa tranquille retraite pour y mettre en bouteille, après l'avoir brassé avec le suc de V Encyclopédie, le breuvage diabolique qui devait allaiter Robespierre.
Le pauvre homme 1
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Les dictionnaires lui ont pardonné tout cela, parce qu'il chassa et dévalisa les Jésuites, coupables d'avoir refusé à sa patronne Pompadour l'occasion de commettre un sacrilège.
Ce Tartufe-là ne ressemble déjà plus au Tartufe de Molière.
N'est-ce pas Tartufe pourtant .1^
Et s'il est vrai que génie oblige encore plus que noblesse, Molière n'avait-il pas le devoir de tailler le manteau de son pharisien assez large pour qu'il pût aller à tous les hypocrites.^
Mais d'autres années passent et voici venir le citoyen Tartufe, au lieu et place de monseigneur Tartufe, car il me plaît d'enjamber par-dessus Tartufe-Genevois et Tar- tufe attendri par la « religion de la nature » : celui qui aime à voir lever l'aurore...
Vais-je parler longuement de Tartufe-guillotine.»^ non, il se guillotina lui-même dans son ardeur au travail, et cela l'excuse un peu. Tu m'objecterais d'ailleurs que Molière n'a pu reproduire ce masque hideux puisqu'il ne l'a ni connu ni même deviné, dans l'honnêteté de sa pauvre belle âme.
N'est-ce pas un vrai malheur, cependant, pour un géant comme Molière, que d'avoir brûlé sa poudre à foudroyer un si petit gibier que son Tartufe de pseudo- sacristie, quand, après un quart d'heure de chasse, nous trouvons déjà tant et de si gros Tartufes à battre qui ne sont point le sien.^
Eh quoi : l'énorme Molière a pris pour me rendre odieuse la plaie éternelle de l'hypocrisie, poison du monde depuis le commencement, un piètre sire qui accumule
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trahisons sur vilenies pour tâter l'étoffe d'une robe qu'il ne parvient même pas à salir et pour tromper un honnête homme excessivement confiant qu'il n'arrive même pas à dépouiller, le grand roi Louis XIV ayant, paraît-il, employé ses loisirs à déjouer cette intrigue subalterne!
Et c'est cela, Tartufe! l'imposteur par excellence! le miracle d'hypocrisie! il a sué sang et eau pendant cinq actes, et Mme Elmire l'a bafoué, il n'a su décevoir que le bonhomme Orgon, acharné à se jeter tête première dans tous les sacs!
Et pour comble, ce serpent, ce caverneux, ce monstre de triple et quadruple noirceur est percé à jour comme un crible et cousu de fil blanc comme les finesses de Jocrisse! On le connaît d'avance puisque quelqu'un l'a signalé au « prince ennemi de la fraude ».
Qui peut bien être ce quelqu'un? Je le demandai une fois à Janin qui me répondit dans la bonne humeur de son scepticisme :
— Le commissaire, parbleu!
C'est que c'est cela! Ce colosse d'astuce a son dossier à la police, chez M. le lieutenant-criminel Tardieu qui demeurait déjà rue de Jérusalem! il a laissé prendre son signalement par l'officier de paix et l'inspecteur lui a noué un fil à la patte!
Allons! il n'est pas fort! Et il a fallu tout le génie de Molière pour faire peur, même à M. Prudhomme, avec ce pistolet de paille!
J'ai entendu soutenir une fois, par un très éloquent écrivain, qui, la plume à la main, ne s'occupe jamais de ces choses, mais dont la conversation, aussi hardie que sa prose est sérieuse, étincelle d'aperçus brillants,
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présentés sous une forme paradoxale, j'ai entendu soute- nir cette thèse que Tartufe n'est, au fond, qu'un chef- d'œuvre d'ironie, jeté à la tête des Prudhommes du dix-septième siècle.
Je ne crois pas cela : Molière est plus grand que l'ironie, et il n'y avait pas de Prudhommes au temps d'Orgon.
Orgon exclut Prudhomme.
Note bien qu'Orgon est d'un siècle, Prudhomme de l'autre, mais que Tartufe est de tous les siècles. Et voilî pourquoi je fais le procès du Tartufe de Molière, en lui reprochant de n'être que le Tartufe du siècle d'Orgon.
Non, Molière n'a pas voulu railler ceux qui l'applau- dissaient. Il était comédien, il était auteur dramatique : à ce double titre, il vivait de ceux qui applaudissent et ne souffrent point qu'on les raille.
Molière a voulu faire une pièce à grand succès; il y a mis le qnanium sufficit d'opposition, de justice et de haine : la haine dirigée contre une chose haïssable, qui est l'hypocrisie, la justice appliquée à des choses crimi- nelles, qui sont le dol, la captation, l'intrusion de l'étranger dans la famille; l'opposition, enfin, faite à une chose puissante et quasi souveraine alors : l'influence religieuse.
C'était presque une œuvre de circonstance, comme le donne à entendre le caquet véhément et verbeux de Mme Pernelle; peut-être même le côté vivant de l'action yisait-il un fait particulier, car Tartufe, dans quatre actes sur cinq, sort tout à fait du cadre de la vieille comédie de convention, et les noms mêmes de Tartufe et de Mme Pernelle font pressentir un pas tenté en dehors
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des habitudes théâtrales d'alors pour entrer dans le chemin où marche tout le monde. Philinte est toujours Grec par son nom, Orgon aussi, Elmire semble venir un peu d'Espagne; mais Mme Pernelle est de Pontoise, et Tartufe, emmitouflé discrètement dans une douillette d'Italie, arrive de Rome en droite ligne ou fait son pos- sible pour en avoir l'air.
Il est humble et insolent à la mazarine; il a bien pu naître des rancunes laissées par l'invasion italienne de tant de reines, de tant de ministres : figures qui avaient leur grandeur, mais qui étaient hostiles au tempérament de la France.
Il a odeur de revanche bien plus que de blasphème; tout au plus parade-t-il au profit du gallicanisme, qui va bientôt tourner aigre, et certes il ne se doute pas qu'après avoir fait rire cette cour intelligente et profon- dément nigaude, ces marquis innocents et de tant d'es- prit, ces sceptiques titrés crachant en l'air avec tout plein de grâce la moquerie qui devait retomber en déluge et noyer leur race dans l'immense baquet de la Révolu- tion; non. Tartufe, ou du moins Molière, qui l'a fait, ne se doute pas que Tincrédulité va se saisir de lui, le saler, le larder, le mariner, le mettre à la broche ou à la casse- role et en faire le plat fondamental de la cuisine athée au dix-neuvième siècle!
Aimes-tu ces bons petits marquis incrédules.»* Ils ne sont pas morts, tu sais.^ j'en connais, et j'ai pour eux des tendresses de bonne d'enfant. Dieu leur donnait la pâture toute préparée, comme aux oiseaux du ciel; il fallait bien qu'ils fussent ingrats puisqu'ils étaient gorgés de bien- faits...
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Quant à ce grand Molière, je te défie de l'admirer plus que moi; mais il regardait de trop près les infirmités humaines pour voir la santé énorme de Dieu. Il ne savait pas le côté providentiel des choses. Au-dessus de lui, Bossuet planait dans la vision de Jésus-Christ, sans que Molière s'en doutât seulement, occupé qu'il était de ses admirables petites immensités.
Je le vois bien plus excusable que Pascal, cet autre comique de premier ordre, algèbre sublime, celui-là, foi étroite, amour sans confiance, et qui, né pour être le premier Père de l'Eglise en son siècle, mais malade de corps et séparé de Dieu par le scrupule, mit le pied, un jour, dans je ne sais quel Arnauld, moitié de protestant, janséniste et demi qui rédigeait déjà la Revue des Deux- Mondes et le Journal des Débals sous Louis XIV, plus d'un siècle avant la naissance de ces respectables « organes ».
C'est fatal : on ne marche pas là-dedans; on s'y englue... Port-Royal (ah! comme ce pauvre Sainte-Beuve s'y plaisait!) noya Pascal après lui avoir tiré du corps les Provinciales, un Tartufe collectif qui a nom le Jésuite : mille pages, environ, sur lesquelles il y en a neuf cents qui sont assommantes, mais dont les cent autres forment un curieux chef-d'œuvre de méchanceté inutile, — que l'incrédulité a utilisé, néanmoins, pour battre en brèche le Dieu de Pascal, pour écraser la religion de Pascal, pour étrangler tout ce à quoi Pascal croyait, tout ce qu'il respectait, tout ce qu'il adorait à deux genoux, la face contre terre!
Je voudrais bien voir la mine que ferait ce malheureux grand Pascal s'il lui était donné de lire nos gazettes
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éditées depuis cent ans et de nombrer les sauces à la tartare qu'on a épicées avec ses Provinciales!
Mais Molière! le roi de notre théâtre! ce bon sens si droit, si tranchant! peu conscient de Dieu, c'est vrai, mais si connaisseur des hommes, que dirait Molière, sortant de la tombe, à la vue de l'emploi qu'on fait de son Tartufe? et à la vue surtout des Tartufes nouveaux, pla- giaires en action, qui ne lui volent pas son idée pour la mettre sur la scène ou dans les livres, pas si bêtes! mais qui s'en servent politiquement, socialement, journalisti- quement, industriellement et judaïquement, comme d'un passe-partout excellent pour entrer dans la maison du suffrage universel et escamoter les bonnes grâces d'Orgon, qui ne s'est pas fait plus avisé ni moins naïf en devenant grand électeur!
Je pense bien que Molière resterait d'abord en ébahis- sement devant l'innombrable cohue des canards rouges, couvés par sa poule noire. Assurément, il n'avait jamais rêvé pareille postérité.
Le duc de Tartufe, encore passe! et môme le docteur Tartufe, et à la rigueur Tartufe directeur ou Tartufe « honorable préopinant »; mais tous ces Tartufaldins, tous ces Tartufîquets, tous ces Tartufeux et tous ces Tartu- fards au cent, au tas, au sac, à la hottée, oh! Molière n'avait pas deviné cela! Il saisirait une gaule s'il ne trou- vait pas de plume sous sa main, et dauberait...
Ici, Jean s'interrompit de nouveau pour crier :
— Bonif! scélérat! vas-tu finir!
Bonif n'était peut-être pas encore un scélérat, et je dois dire qu'il est devenu avec le temps un garçon d'esprit et de bonne conduite, mais c'était le fils d'un sauvage de
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Paris, et il se laissait aller volontiers à des fantaisies que la bonne Madeleine seule trouvait drôles.
Madeleine en effet était du parti de Bonif contre Berthe, qu'elle appelait parfois « la demoiselle », non sans une certaine amertume.
Dans le cas présent, Bonif avait imaginé tout uniment de nourrir Berthe avec de l'herbe, qu'il introduisait de force dans sa bouche, et la fillette, perdant la respiration, poussait des cris inarticulés. Jean s'élança, la canne à la main, mais Bonif était déjà à l'autre bout de la pelouse, et l'incident n'eut pas de suites.
— Voilà! me dit Jean, quand il reprit sa place auprès de moi. Ce hanneton de Bonif m'est tombé sur les épaules, un jour, par Tartufe, et je n'en veux pas à Tartufe pour cela, car Bonif est une petite bête fauve qui s'apprivoisera : c'est déjà commencé. Il récite son caté- chisme sans faute.
J'étais venu aujourd'hui pour te raconter ma première communion et celle de Marie. En chemin, l'idée m'est arrivée de t'esquisser à bâtons rompus la grande scène de Molière aux prises avec la postérité de son Tartufe.
C'est (( le livre à faire » ou du moins c'en est la préface.
Mais maintenant voilà ce Bonif qui me tient; Tartufe attendra son tour. Je vais te dire comment j'ai ramassé Bonif, misérable fruit tombé d'un arbre que la cognée du citoyen Tartufe avait touché et qui s'en mourait. Ça ne ferait pas mal dans le livre, si on trouvait un joint pour l'y glisser.
Seulement, c'est si vrai que ça a l'air inventé. Ecoule.
1]
LE FOND D'UN TROU
Jean commença ainsi :
— 11 n'y avait pas longtemps que j'étais converti, six ou huit mois peut-être, un an au plus. J'étais déjà ruiné à plate couture, bien entendu, puisque c'est la perte de ma fortune qui m'a ramené à Dieu.
Ah! je ne suis pas 'fier d'avouer cela, quand je pourrais dire que je fus terrassé en Dieu par la mort de ma fille.
Ce serait moins vulgaire, et je ne mentirais pas beau- coup en le disant, car la perte de mon argent n'a laissé en moi aucune trace; jamais je n'en parle à Dieu, tandis que je lui parle sans cesse de Marie... la seconde Marie, tu sais, la fille de celle qui me donna le grand cheval à ressorts. La mort de cette enfant-là est restée entre Dieu et moi comme un lien de douleur, de repentir et d'espé- rance que nulle force ne saurait briser...
Nous vivions seuls, Madeleine et moi, dans ma tanière,
74 PIERRE BLOT
que je venais de louer et où elle avait bien du mal à s'habituer après avoir eu son hôtel. Les garçons et les filles s'étaient éparpillés de ci, de là; ils sont tous assez bien placés, tous et toutes; pour nous, en somme, les châtiments de la Providence ont été pleins de douceur, et si Madeleine n'avait pas le souvenir de « sa voiture », qui la hante les jours de pluie, ce serait la plus heureuse vieille du monde, car elle s'attache à ce qu'elle voit, et Bonif, qui ne lui est de rien, suffit à lui remplacer tous les autres : j'ai connu de meilleures gens que nous, c'est certain.
Un soir du mois de juin, je dis à Madeleine :
— Fais rôtir ou griller un petit morceau de quelque chose pour l'emporter et le manger froid demain. Si tu veux, nous irons à la campagne, loin, loin, j'ai besoin de faire dix lieues, ou douze, à pied.
Madeleine se mit à rire et me répondit :
— Pauvre monsieur, tu en aurais bien fait quatorze, autrefois!
Elle disait vrai, et quinze aussi, et vingt, et davantage; à l'âge de seize ans, j'avais été d'Angers à Tours, de mon pied, entre six heures du matin et onze heures de nuit. Je ne sais pas combien on compte maintenant de kilo- mètres, mais il y avait en ce temps-là vingt-sept lieues de pays. Une autre fois, j'ai fait deux volumes de librai- rie en six jours. Ce sont des exploits de cheval de fiacre.
Mais j'étais vieux, maintenant, et Madeleine avait rai- son de rire.
— Où irons-nous comme cela? me demanda-t-elle.
— N'importe où, à Saint-Germain, si tu veux, nous aurons la forêt devant nous.
PIERRE BLOT 76
Elle fit rôtir je ne sais quoi et le lendemain, de bon matin, nous partîmes, moi, les mains libres, elle avec son panier de provisions au bras. Elle était de brave humeur. Cela lui rappelait d'autres temps encore plus lointains que le temps de sa voiture.
Moi, je dévorais le boulevard Bosquet et l'avenue José- phine par oii nous gagnions la route de Courbevoie. J'étais seulement contrarié que Saint-Germain fût si près, et je me disais :
— De pousser jusqu'à Rouen, ce serait trop pour Madeleine...
Il faisait beau temps, mais chaud, malgré l'heure mati- nale. Au pont de Neuilly, je commençai à réfléchir; au haut de la côte de Courbevoie, j'étais en nage et je me couchai tout pantelant dans un de ces singuliers champs qui sont au revers du Mont-Valérien, du côté de Nanterre. Je les connaissais bien. On y cultivait autrefois des roses pour les bouquetiers roulants, mais le sable qui est là, partout, à fleur de sol, a monté sur la terre végétale. C'est maintenant une suite de terrains vagues, gris et mornes, oii l'on voit errer des soldats engourdis dans des sentiers à moutons qui ne mènent nulle part.
De temps en temps il s'y entame de mystérieux travaux stratégiques qui ajoutent à la mélancolie du lieu. Les Parisiens n'y viennent jamais. Ils connaissent le Mont- Valérien comme la lune, d'un seul côté : c'est, du reste, leur manière d'envisager toutes choses.
Au fond, je suis un Parisien et un parfait badaud; comme le sommet du Mont-Valérien me cachait Paris et même le bois de Boulogne, j'éprouvai la sensation du premier navigateur quand il cessa d'apercevoir le rivage.
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Je déclarai l'endroit superbe parce que je n'en pouvais plus de fatigue et je m'étonnai qu'on n'y eût point encore bâti une ville florissante. Madeleine qui n'est pas méchante me répondit que cela viendrait peut-être avec le temps.
Ce qu'il me fallait, c'était de l'ombre, car le ciel était sans nuages. Il y avait un vilain petit bosquet d'acacias dont les maigres feuillées criblaient les rayons de soleil comme un sas. Je le proclamai forêt vierge et dès que nous y fûmes, je m'écriai :
— Campons ici, à la fraîcheur. J'espère que nous avons bien gagné notre déjeuner I
— Pour ça, oui, monsieur, me répondit Madeleine, tu as déjà fait plus d'une demi-lieue sur tes quatorze!
Le panier aux provisions fut ouvert, il contenait du pain frais, de la viande froide, un angle aigu de fro- mage de Brie, des cerises et une bouteille de vin entamée. C'était une partie de campagne dans les règles.
Nous sommes de braves appétits, Madeleine et moi, et nous mangeâmes solidement, mais le vin était court et nous avions grand soif. Je souhaitai de l'eau.
Or, ce qui a empêché jusqu'à présent d'établir une ville florissante dans les terrains vagues du Mont-Valérien, c'est peut-être le manque de fontaines. Il n'y a là qu'un puits qui tarit par les temps secs. Après avoir promené sur les environs un regard investigateur, je dis :
— Vois-tu cet ermitage, là-bas, dans le pli de terrain.^ J'y passerais volontiers ma vie.
— Eh bien, pas moi, repartit Madeleine.
Jamais je ne me fâche quand elle n'est pas de mon avis. Je repris :
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— Pour le moment il ne s'agit que d'y aller chercher de l'eau. Ça n'a pas l'air riche : si on est poli avec toi, tu laisseras une petite pièce sur le coin de la table.
Madeleine alla et revint avec de l'eau dans une bouteille fêlée. En me tendant la bouteille, elle avait les larmes aux yt'iix.
— Pourquoi pleures-tu.^ lui demandai-je. Tu ne t'es pas querellée avec de mauvaises gens.î»
Au lieu de me répondre, Madeleine eut un sanglot et demanda à son tour :
— Monsieur, as-tu encore ton écu de cent sous.!^
Je dois te dire ici que ma vanité de poche n'était pas morte tout de suite après le cihangement de ma vie. Pour bien des choses, j'étais déjà humble jusqu'à la fanfa- ronnade, ce qui ne vaut rien, et je me le reproche, mais pour d'autres je gardais en moi un bon reliquat de dindo- nisme. Ainsi la pièce de cent sous à laquelle Madeleine faisait allusion ne quittait point mon gousset. Elle faisait partie de ma toilette. Je ne la changeais jamais et j'avais grand tort, puisque je connaissais des gens encore plus pauvres que moi. A la question de Madeleine je répondis :
— Que je l'aie ou que je ne l'aie pas, cela ne fait rien puisqu'on ne peut pas s'en servir.
— Ah! s'écria-t-elle, monsieur, pauvre monsieur, tu as pourtant bon cœur, c'est certain. Si tu voyais pareille mi- sère, tes cinq francs brûleraient ta poche I
J'avais mon verre d'eau à la main, mais je me mis sur mes jambes au lieu de boire, et je galopai vers ce que j'avais appelé un « ermitage ». Je ne puis dire que le sou- hait d'y finir mes jours, exprimé par moi tout à l'heure, fût bien sérieux, cependant, je suis myope et le fait est
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que je l'avais très vaguement aperçu de l'endroit où nous déjeunions.
Ce n'est pas à toi qu'il faut apprendre qu'on trouve assez fréquemment dans le désert parisien de ces toits à vagabonds auprès desquels. on passe avec le soupçon con- fus qu'ils peuvent avoir servi de retraite à un homme, un jour ou l'autre. Tu as joué de cela beaucoup trop; tu as décrit ces refuges isolés ou réunis en cités de misère et constituant ce que les pauvres eux-mêmes, dans leur dou- loureuse gaieté, appellent des « Californies ».
Ce que tu as fait ainsi est curieux et vrai jusqu'à un certain point; tôt ou tard tu regretteras de l'avoir fait parce qu'il est peu digne de rechercher le côté purement curieux de la grimace arrachée à une grande souffrance.
Tu n'as jamais flatté les haines si excusables de cet étrange peuple, c'est déjà quelque chose, mais as-ti. essayé de les calmer? As-tu jamais montré d'un doigt vail- lant à ces condamnés de la terre l'évidente, l'opulente compensation qui leur est offerte dans le ciel? Ils auraient ' ri, n'est-ce pas? Tu as eu peur de cela. Poltron!
Je suppose bien que tu ne plongeais pas sans bourse délier au fond de ces déti'esses. Tu ouvrais tes deux mains... ouvrais-lu ton cœur? Tu te montrais bienfaisant là où il aurait fallu être charitable. Et n'affecte pas l'igno- rance, tu le sais aussi bien que moi : la bienfaisance est de la pitié, mais la charité est l'amour même!
Il s'arrêta, je lui tendis ma main qu'il balança selon sa coutume en hochant la tête avec lenteur.
— C'est bon, reprit-il, je coupe mon sermon puisque tu es sage, mais laisse-moi te le dire, s'il poussait un brin de dévouement, j'entends du vrai, dans l'égoïsme pares-
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seux des honnêtes gens tels que toi, Tartufe athée et l'ab- sinthe n'auraient pas si beau jeu à empoisonner la man- sarde...
Rattrapons nos moutons : il n'y a pas de Californie au revers du Mont-Valérien. Ce qu'il m'avait plu de prendre pour un ermitage était une de ces malheureuses huttes de Hurons décivilisés qui chancellent autour de Paris, dans les recoins abandonnés par la culture. Elles restent là, soit que le maître du sol les y tolère, soit qu'il ignore leur existence, jusqu'au jour oii quelqu'un qui a droit denne dire à l'intrus : « Va-t'en. »
Je me souviens d'une des huttes de tes livres que tu avais bâtie avec des plâtras, des os, des pots cassés, de la tiouille, du mâchefer, des tisons, des pavés, de la boue et ies boîtes à sardines. Elle est vraie, je l'ai vue entre ^lichy et Saint-Ouen; mais ici c'était tout bonnement une mcienne cabane de berger, sur roues, abandonnée pour îause de vétusté et qu'on avait enterrée à moitié sous des iébris de toute sorte, pour la consolider.
Le corps de la cabane formait comme un moule qui outenait à pic les débris, et en même temps les débris valaient la décrépitude des planches. Le vent n'y pouvait ien parce que c'était dans un trou, mais pour faire avec e tout un tas de poussière, il aurait suffi d'un coup de )ied.
J'allais du plus vite que je pouvais; Madeleine, qui 'était attardée à remettre le restant des provisions dans e panier, suivait par derrière et me criait de loin :
— Monsieur, tu sauras que je n'ai pu laisser une petite )iècc sur un coin de table, parce que je n'ai pas d'argent 't qu'il n'y a point de table. Ce n'est, bien sûr, pas un
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bon pauvre, il empeste l'absinthe; mais il est là par terre, dans un sac, et je crois qu'il se meurt... et le petit enfant crie en rampant tout nu comme un ver. Regarde à tes pieds, quand tu entreras, crainte de l'écraser.
Je passais justement le seuil de la loge et l'avis n'était point superflu, car une misérable petite créature, en che- mise ou plutôt en lambeaux de chemise, se traînait en travers de la porte. Cela pouvait avoir deux ans ou un peu plus : un pauvre joli minois affreusement barbouillé et des membres bien conformés, malgré leur maigreur. Il criait. Le cri était bon, je m'y connaissais et je me dis :
— Il n'y a pas encore trop longtemps qu'il a faim. Aussitôt entré, je fus pris à la gorge par une effrayante
puanteur, faite de fumée de tabac, d'absinthe, de mort et de misère.
— A boire, râla une voix creuse dans l'ombre, à droite de la porte.
Bien entendu, il n'y avait point de fenêtre. Je regardai; je ne vis que du noir, mais je pensai :
— Celui qui a parlé doit être bien bas!
Je m'y connaissais encore. La voix creuse reprit :
— Etes-vous des Saint-Vincent de Paul, vous? Est-ce que ces oiseaux-là viennent travailler jusqu'ici.»* On n'en mange pas chez nous... C'est pas l'embarras, la pauvre Adèle demandait assez un curé... C'est bête... Et des jambes pour aller en chercher! Et puis ça ne vient que pour de l'argent, les curés!
— Il y a un autre sac! s'écria en ce moment Madeleine qui entrait à son tour et regardait à gauche de la porte : c'est une femme qui est dans celui-là!
Le petit s'accrocha à ses jupes en criant : « Maman
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maman 1 » Et mon sac à moi, celui de droite, se mit à rire si lugubrement que j'en eus la chair de poule par tout le corps.
— Regarde voir, dis- je à Madeleine, je crois bien que la femme doit être morte.
En même temps, je me penchai au-dessus du sac que j'avais découvert le premier. Ma vue s'habituait à la demi-obscurité. Je distinguai une figure hâve et terrible- ment décomposée, où grimaçait un rire douloureux. La lèvre inférieure pendait et laissait voir de bonnes dents, entre lesquelles tenait le tuyau d'une pipe éteinte.
— Oui, elle est morte, dit encore Madeleine qui était auprès de l'autre sac.
— C'est donc ça, fit l'homme, qu'elle a laissé aller le marmot. Pas l'embarras 1 Voilà du temps que je ne l'en- tendais plus bouger ni geindre.
— Monsieur I Monsieur! s'écria Madeleine, ne reste pas ici, on gagnerait la peste!
— C'est bête! dit l'homme : la peste! Est-ce qu'elle a eu le temps de se gâter! C'est de cette nuit qu'elle a parti, pauvre Adèle! Et dès qu'elle n'a plus été là pour le tenir, le petit s'est échappé, comme de juste pour faire les cent coups, c'est de son âge. Et il a cassé sans malice le dernier litre d'absinthe qui s'est répandue, voilà pourquoi ça embaume.
— Maman! eh! maman! appelait l'enfant.
Il n'y avait aucune méchanceté dans l'accent du mal- heureux homme, qui lui répondit avec fatigue :
— Va, va, appelle mamaji, ça ne la gêne pas!
Il riait son rire épuisé, mais le râle qui sortait de sa gorge n'était pas celui de l'agonie. Ce n'éfail pas non
Sa PIERRE BLOT
plus tout à fait le hoquet de l'ivresse. Il y avait de ceci et de cela, et l'hébétement qui le cherchait était combattu par je ne sais quel restant d'intelligente bonhomie.
Il en est qui meurent enragés, mais d'autres arrivent à un état neutre et relativement paisible. Les trois poisons du sauvage de Paris : l'absinthe, la misère et la haine engendrent des symptômes très divers, selon les tempé- raments, et Tartufe-libérateur n'assassine pas tous ses clients de la même manière. Mon sauvage à moi était plutôt un paisible, et il avait fallu peut-être bien des leçons données par les professeurs de haine, pontifes du dieu Néant, pour le réduire au désespoir.
Il avait nom Blot, Pierre Blot, et l'enfant qui rampait dans cette caverne était Bonif, ou du moins devait être Bonif, car il ne fut pourvu d'un nom que dans l'après- midi de ce jour-là. Pierre l'appelait « le petit »; il avait l'air de l'aimer assez. Tu vas voir tout à l'heure d'où ve- naient la nudité de l'enfant et la maladie du père.
Pierre Blot causait donc d'une voix épuisée, mais assez tranquillement dans son sac et disait en parlant de la femme morte, non sans une nuance de regret très amical :
— Ça lui restait du catéchisme, l'envie qu'elle avait de voir son prêtre. Penser qu'on fait encore le catéchisme au lieu d'instruire le peuplel Elle avait toutes ces bêtes d'idées-là en grand. Ça la taquinait aussi de s'en aller avant d'être mariée au légitime; à quoi ça sert? à en- graisser les curés. Il y avait du temps qu'elle toussait de la poitrine; moi, j'ai le coffre bon, et avant l'accident de mes jambes, je ne souffrais que de ma faim et de ma soif. Je suis abîmé, mais je suis fort, et encore à présent,
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sauf les jambes, je me porte mieux que vous. C'est l'ab- sinthe qui manque.
Madeleine s'était agenouillée devant l'autre sac et tenait l'enfant dans ses bras. Pierre ne la voyait plus, parce que je la lui cachais. Il sortit une de ses mains pour frotter ses yeux, et je crois bien qu'une larme le démangeait, car il dit :
— On se disputait bien de temps en temps, moi et elle, rapport à ses idées de cagoterie, mais je ne l'ai jamais battue dur comme il y en a qui assomment les poitri- naires. Je trouve ça lâche. Tant qu'elle a eu la force de radoter, elle a radoté à son aise des bon Jésus et des sainte Vierge. C'est bête! au dix-neuvième siècle!
— Vous savez lire.^ demandai-je à ce dernier mot qui est de la langue imprimée.
— Ah! je crois bien! ce n'est pas à moi qu'on peut conter des farces!... Mais n'empêdhe qu'elle aimait rude- ment le petit. Et qu'est-ce que je vas en faire, moi, du petit, à présent, tout seul?
— Voulez-vous que nous causions de cela! demandai-je. Son rire devint mauvais et il essaya de ravoir sa pipe
qui s'était échappée de ses dents. Je la lui rendis et il grommela :
— En êtes-vous vraiment des oiseaux de Saint-Vincent ,, de Paul.'*
* — J'en suis, répondis-je, mais malheureusement il n'y a pas longtemps.
— Des farces! répéta Pierre Blot, et de sa voix cassée, il essaya de chantonner : « Hommes noirs, d'où sortez- « vous? »
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— Silence, fit Madeleine révoltée, attendez au moins qu'elle soit en terre!
Pierre cessa de chanter aussitôt en murmurant :
— Ça, c'est juste, je n'y pensais plus, mais je ne suis pas un sans cœur.
Madeleine s'était relevée et donnait la becquée au petit avec ce qui restait dans le panier aux provisions. Elle s'aperçut à ce moment que je tenais la main de Pierre pour lui tâter le pouls, et s'écria :
— Monsieur, tu n'as pas de bon sens! tu vas gagner du mal à toucher celui-là!
— Tais-toi, ma bonne fille, répondis-je. Au premiei moment je me suis trompé, il n'est pas bien malade... ni bien mauvais non plus, j'en suis sûr, dans le fond. Voyons, apporte-lui quelque chose du panier. Nous som- mes déjà une paire d'amis, nous deux, nous causons, et de manger cela lui donnera de la force.
Mais Pierre me regarda en face et me dit avec dureté:
— On n'a pas faim, merci. On a entendu parler des croûtes de Saint-Vincent de Paul. Ça n'est pas bon, et ça déshonore!
— Ami Pierre, lui dis-je, vous avez tort d'outrager ce que vous ne connaissez pas. Ce n'est point pour vous donner une misérable bouchée de pain sec que Saint- Vin- cent de Paul frappe à votre porte. Mais vous avez raison de dire et de penser que le pain qu'on gagne soi-même par le travail est le meilleur de tous. Faites bien atten- tion à ceci : je ne sais pas ce que vous valez, mais je sais que je ne vaux pas mieux que vous aujourd'hui, et que je valais moins hier, puisque j'étais plus riche.
— Ah! aihl fit-il, vous n'aimez pas les riches? Alors ça
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se pourrait que vous êtes encore plus trompé que menteur puisqu'il n'y a pas longtemps que vous êtes dans le régi- ment de la calotte.
Il me regardait avec une certaine bienveillance. Comme cela me fatiguait de rester courbé au-dessus de son sac, je m'étais assis par terre et ma figure était au niveau de la sienne. Je ne crois pas qu'il fût possible de trouver une face ravagée plus profondément. Il paraît qu'il appré- ciait de son côté mes avantages physiques, car je l'entends grommeler :
— Drôle de binette! ça n'a pas l'air d'avoir de méchan- ceté pour un sou!
Je me disais justement la même chose de lui en d'autres termes. Et je me sentais l'aimer dans sa chute misérable.
Et j'étais content, et j'étais surtout reconnaissant de l'aimer.
Car la simple pitié a ses bornes étroites; elle ne résiste pas à ce qui répugne violemment. Il m'est arrivé de reculer tout éperdu quand j'ouvrais une porte par où l'effrayante asphyxie de la misère me sautait au visage. Par ma nature, d'ailleurs, je ne suis pas très bon, et de mon propre mouvement je ne puis avoir longtemps com- passion de l'abominable. C'était donc Dieu qui me tenait, c'est-à-dire la charité, miracle permanent qui devient la vie même de ceux qui sont en Dieu.
Bien entendu, en parlant ainsi, je ne parle plus de moi. Je tâche d'être en Dieu, mais il y a loin de l'effort tenté à l'œuvre achevée, et si je t'avoue la joie que j'avais à sentir en moi, dans ce repoussant milieu, l'attrait de la vraie charité, c'est donc que je n'en avais pas tout à fait l'habitude.
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Pourquoi ne pas le dire? J'ai bien de la peine. Tout devoir accompli ne porte pas avec soi la plénitude de sa récompense. Il y a des heures pour la grâce, et selon saint Augustin, paraphrasé par l'auteur de Vlmitation, les heures qui comptent pour le salut sont précisément celles où nous frayons notre voie sans le secours de la grâce. Cette pensée resplendit dans Bossuet. Mais n'est-ce pas la grâce seule qui peut nous soutenir en l'absence apparente de la grâce.^>... As-tu achevé de lire Vlmitation que je t'ai prêtée?
— Oui, répondis-je, c'est très beau.
— Vraiment! fil-il avec sa goguenardise revenue.
— C'est très beau, continuai-je, mais cela ne me va pas.
— Ah! bah! cette pauvre Imitation!
— Je préfère Bossuet, les Méditations sur l'Evangile.,.
— Et surtout l'Evangile? Allons, tu n'es pas dégoûté! Pierre Blot, lui, entre Vlmitation et Bossuet, n'avait pas de préférence bien marquée. Il s'apprivoisait, cependant, petit à petit, et bientôt il se retourna vers moi tout à fait pour me dire:
— Adèle, c'était la poitrine, moi, ça m'étouffe de temps en temps du côté du cœur, mais le coffre est bon, et ce n'est pas dangereux. Je ne sais pas ce qu'il faudrait pour me finir, puisque j'ai résisté encore cette fois. Avez- vous envie de savoir qui on est, d'où on vient et ce qu'on était venu faire ici?
— Oui, répondis-je; envie et besoin.
— Tiens! pourquoi besoin? Enfin n'importe ce sera vite dit, et c'est l'histoire de bien du monde. Allons-y!
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UN SUICIDE
Pierre Blot reprit :
— Adèle et moi on n'était pas mariés, n'est-ce pas, Je n'ai pas l'air de celui qui donne là-dedans I mais c'était tout comme. On s'aimait bien, on travaillait quand l'ou- vrage allait et on était dur à la faim et à tout, car on n'avait jamais été sans souffrir, depuis le jour où on était né.
Pas d'habitudes, excepté de fumer. Je me mis à boire la goutte quand on commença de payer des tournées pour mieux choisir le candidat au Conseil municipal. On s'éclairait les uns les autres, pas vrai! ça donne soif. La grossesse d'Adèle arriva, et la maladie avec; elle devint ennuyante; je rentrai plus tard pour ne pas l'entendre toujours geindre, et je prenais goût à la politique qui arrose. Le petiot vint; Adèle arrêta tout à fait de tra- vailler; elle voulait qu'on le baptise, moi pas; alors, dame,
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je redoublai de boire contre la tristesse. Faut ça; si on ne s'égayait pas l'esprit, autant être des machines!
Ça allait donc bien déjà pour la boisson, mais je n'étais pas encore à l'absinthe, parce que je ne pouvais pas la souffrir par mon j^oût. Je disais : « C'est de la drogue de mauvaise médecine! » L'absinthe n'est venue qu'aux grandes élections, quand Mazagran commença à parler contre les vieux ratapions de i848. Ah! on s'édhauffa, les uns pour les anciennes barbes, les autres contre, fal- lait voir! L'absinthe; c'est pire qu'un métier à apprendre. On peine durement pour s'y faire, et puis on ne peut plus s'en passer. C'est comme la politique qui vous assomme au commencement...
— Et on finit par y croire, dis-je malgré moi.
Pierre Blot me regarda entre les deux yeux et haussa les épaules.
— Si on y croyait seulement! murmura-t-il. Puis il reprit avec humeur :
— Allez! on n'est pas plus bête que vous! On sait que les farceurs sont des farceurs, puisqu'on avait entendu chanter les vieux avant d'entendre les jeunes chanter. C'est toujours le même air et les mêmes paroles. Les vieux voulaient faire leur affaire et ils l'ont faite; les jeunes viennent contre eux pour faire leur affaire, à leur tour et ils la feront. Les vieux n'ont fait que leur affaire, les jeunes ne feront que leur affaire...
— Mais les vôtres, à vous, demandai-je, vos affaires?
— Il paraît, me répondit Pierre Blot, sans sourciller, que nos affaires à nous, ça ne se peut pas encore tout de suite. Faut attendre!
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— Et vous obéissez quand même à ceux que voua appelez des farceurs?
— Quand même.
— Pourquoi?
— Parce qu'ils démolissent.
— Et après?
— Eh bien, après... ça fait toujours plaisir. Ils tuent Dieu qui est le mal; peut-être qu'à la fin des fins, ça amè- nera quelque autre chose de meilleur que Dieu.
Je restai court. Je songeais à la facilité prodigieuse du métier de Tartufe-athée. Il n'a besoin, celui-là, ni de logique, ni de savoir, ni de rien. Il n'a pas même besoin de tromper son Orgon, qui prend ce soin-là tout seul.
Pourvu qu'il « démolisse » le bien en l'appelant le mal, son Orgon lui passe tout le reste. 0 Seigneurl que votre mystérieuse providence soit bénie! Les hommes se deman- dent souvent pourquoi vous avez élargi et aplani si étran- gement les sentiers où marche le mensonge, mais n'est-ce pas l'évidence? Et le mensonge incessamment vainqueur sur la terre n'est-il pas chargé de nous démontrer la vérité du ciel?
Pierre Blot, bien entendu, ne donnait ce nom de Tartufe ni aux vieilles barbes ni aux jeunes ténors de la démo- lition, mais il continuait ainsi leur éloge :
— En attendant, ils roulent en voiture et nous boitons à pied dans nos souliers éculés, quand nous en avons; ils ont des hôtels pendant que nous logeons dans des trous, quand nous ne sommes pas jetés contre la borne; ils man- gent du cher, ils boivent du fin, et leur pipe culottée est une attrape qui ne les empêche pas de fumer des cigares de milord, dont chacun vaut le prix d'un pain de quatre
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livres. Autrefois ils s'en cachaient, maintenant ils s'en vantent, et qu'est-ce que ça nous fait? Nous sommes pour les nommer députés, nous les nommons députés; ils sont bons députés puisqu'ils abîment tout. Aussi, quand ils viennent nous faire leur boniment, on leur permet main- tenant de ne plus salir leurs mains tout exprès avant d'entrer chez nous, comme on met des gants beurre frais pour aller en société. Nous savons qu'ils ne croient pas un mot do ce qu'ils nous disent; on s'en bat l'œil. Ça n'est pas la question, comme ils radotent à l'assemblée. Qui donc, d'ailleurs, croit ce qu'il dit.î^ moi peut-être, quand je dis que je ne crois à rien... et encore 1 II y a des mo- ments otL mon cœur me fait si grand mal que j'ai le sifflet coupé. Alors, quand l'haleine me manque, l'idée me passe que je vas claquer, et je n'ai pas peur, oh! non, mais j.'ai Froid dans mes os, preuve que je ne suis pas bien sûr de dormir la mort des chiens, c'est bête!
II s'arrêta épuisé et si terriblement défait que moi aussi, j'eus l'idée qu'il allait mourir là tout d'un coup. J'avais sa main dans les miennes; elle était glacée et mouillée.
Je ne sais pas s'il y a une malédiction dans le fait d'avoir tenu une plume. Je voulais être tout entier à ce malheureux et j'aurais donné de mon sang pour trouver en moi les paroles qu'il fallait pour la gucrison de son âme; mais la tyrannie de mon ancien métier m'opprimait.
J'ai essayé de te rendre le langage de Pierre Blot tel qu'il était et tu as dû penser que je faisais maladroite- ment (c du style ». Non, c'était comme cela, et dans ma douloureuse émotion qui, Dieu merci, était sincère, j'épluchais, je critiquais malgré moi ce langage où l'hon-
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nête français de l'ouvrier se mélangeait à peine de quel- ques mots d'argot, mais s'égarait parfois jusqu'à des façons de parler qui n'étaient point du peuple.
Je dois ajouter que tout cela était enveloppé et comme noyé dans l'accent particulièrement ignoble du voyou de Paris, rendu plus repoussant par cette fatigue chronique des lèvres et cette épaisseur de la langue qui dénotent l'ihabitude invétérée de l'ivresse.
Je cherchais de tout mon cœur un mot à dire et je n'en trouvais point. Les dernières paroles de Pierre Blot semblaient me tendre la perche, puisqu'il avait émis de lui-même un doute sur la sincérité de sa complète per- dition.
Il est très rare que je reste court, mais cette fois j'avais le malheur d'observer, et rien n'avilit l'émotion comme cet espionnage littéraire, vieille manie, hélas! invétérée chez moi comme la soif de l'ivrogne chez le pauvre Pierre Blot!
Au lieu de parler je secourus Pierre de mon mieux, matériellement, et il en avait grand besoin, car sa respi- ration s'était arrêtée, et ses yeux tournaient. Ah! Tartufe émancipateur ne mène pas paître son troupeau dans de gras pâturages! En soutenant Pierre relevé dans mes bras, je le sentais à travers la toile de son sac, anguleux et léger comme un squelette.
Madeleine était sortie avec le petit, qu'elle avait enve- loppé de son châle pour l'endormir au bon air du dehors. Pendant que Pierre retrouvait péniblement son souffle, j'entendais la voix un peu chevrotante, mais si douce de ma vieille femme qui chantonnait 1p Noël du pays, avec
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lequel tous nos enfants à nous avaient été bercés. Elle disait :
J'ai vu du saint paradis
La porte tout' grande, L'enfant Jésus avait mis
Sa belle guirlande. La bonne Vierge à genoux Faisait risette et joujoux : Mon petit Seigneur si doux
Aura mon offrande.
Pierre retrouvait justement sa respiration. Il remercia du regard et son regard était bon. Sa figure, en ce petit moment de bien-être, et si on l'isolait des objets qui l'en- touraient, valait bien mieux que son langage. Il me dit:
— Vous avez cru que j'allais passer, pas vrai .3 Mais ce n'est pas si dangereux que ça en a l'air. Je suis fort et le coffre est fameux... Qu'est-ce qu'elle roucoule, la dame.î*
Il prêta l'oreille au dhant de Madeleine et quand il eut saisi les derniers vers, il reprit son air mauvais pour s'écrier :
— Ah! mais non! n'en faut pas! c'est trop bête! On est abruti c'est vrai, mais pas comme ça. Si votre petit Jésus était dans votre paradis ou ailleurs, au choix, est-ce qu'il laisserait travailler nos farceurs de cantine.»^ Nos farceurs à nous qui sont nos maîtres et nos domestiques.»^... Que nous les servions, tout en les méprisant, ça se conçoit puisqu'ils saccagent et ravagent, puisque leurs dents sont des crocs qui piochent les fondements de votre vieille baraque sociale...
— Vous n'êtes pas né ouvrier! dis-je en l'interrompant malgré moi, car j'avais eu dessein de me taire.
Pierre cessa de me regarder.
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— Je ne sais pas ce que je suis né, répondit-il tout bas en ramenant la peau de son front sur ses yeux.
Puis soudain, dressant contre ma figure sa face blême où éclatait à l'improviste une redoutable conscience, il ajouta entre ses dents serrées :
— Non, je ne sais pas... mais je hais mon père et ma mèrel
— Ils sont vivants.^ demandai-je.
— Pas pour longtemps, si ça dépend de moil
Je frissonnai, mais il se mit à ricaner comme au com- mencement de notre entretien, puis il reprit :
— Ne craignez pas. Je fais des figures de rhétorique, comme dit mon journal, un bon! qui tape la calotte, faut voir! Et devinez où j'ai appris à lire mon journal.^ chez les Frères...
— Ah! m'écriai-je, vous avez été chez les Frères?
— Oui.
— Et vous les détestez?
— Oui... à présent.
— Ils vous on fait du mal?
— Non... je me suis fâché, assez dur comme ça, contre le premier malin qui m'a dit : « Il n'y a pas de bon Dieu », mais mon père a poussé à la roue, ma mère aussi...
— Qui sont-ils donc, votre père et votre mère?
— Un coquin bien malade et une coquine qui se meurt, mon journal le dit. Le coquin, c'est l'ancien monde, la coquine, c'est votre société encore plus ramollie que mé- chante. Quant à mon père en chair et en os, il n'a eu garde de me dire son nom, ma vraie mère non plus. Je les gênais; à l'une je rappelais une honte ceii^inemenl, à l'autre un crime peut-être; ils m'ont abandoïiné tous les
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deux, ils ont bien fait. C'est l'enfant comme moi, ce sont les enfants semés par le vice bourgeois, bien sage, bien décent, bien lavé, bien rente, bien respecté, les milliers, les millions d'enfants traihis, jetés hors de la maison, déposés à gauche de la grande route comme on entasse les ordures le long des trottoirs, c'est nous, les rebutés, qui prendrons le trottoir, et la rue, et la maison, et tout! Quand même il y aurait un Dieu, il serait avec nous, mais nous n'en voulons pas; on nous a mis hors de Dieu comme du reste I Et je conseille aux bourgeois, nos papas, de nous parler de famille! Ils sont jolis dans ce rôle-là 1 Et de patrie! La famille, c'est l'héritage, la patrie c'est la terre des aïeux, ni père, ni mère, ni frères, ni sœurs, par con- séquent ni famille, ni patrie!... Eh bien! nous ledssons tout le reste, jnais nous voulons une patrie. Nous y avons droit. Et comme notre patrie est possédée par nos papas dont nous ne sommes pas les héritiers, par leurs dames qui ne sont pas nos mères, par leurs jeunes messieurs qui ne sont pas nos frères et par leurs demoiselles qui ne sont pas nos sœurs, nous balaierons tout ça, mort ou vif, cru ou cuit, à coups de votes, à coups de fusil, comme ça se pourra... et ils ont bien tort, entendez-vous, ceux qui nous accusent de vouloir partager... Partager avec qui? Nous ne parta- gerons rien, avec personne, nous prendrons tout! D'abord pour avoir tout, et ensuite pour que nos papas n'aient plus rien. Voilà l'ordre et la marche!...
Jamais je n'interrompis Jean. Mais comme il s'arrêta ici pour reprendre haleine, je lui dis :
— Vieux socialiste, ce n'est plus ton Pierre Blot qui parle, c'est toi!
Il eut un sourire en essuyant son front mouillé de sueur.
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— C'est, me répondit-il, le travers des plus grands écrivains de ce temps-ci, qui commencent toujours par faire parler leur Pierre Blot et qui finissent par bavarder eux-mêmes. Tu as bien fait de me rappeler à l'ordre. Quand ma marotte du vice bien habillé me tient, on ne sait pas jusqu'où je peux aller, et au temps où je faisais encore des livres, j'ai soutenu cette thèse (assez brillam- ment, ma foi!) que la grande et salutaire chose qui s'ap- pelle la LÉGITIMITÉ, dans le langage politique, est morte du vice majestueux et collet monté des « belles années » de Louis XIV, encore plus que du vice débraillé de Louis XV.
Une institution fondée sur la loi de famille doit respecter la loi de famille ou périr.
Les accommodements de conscience n'y peuvent rien. Le vice et les produits du vice sont la Révolution même. Ceux qui firent asseoir le vice sur le trône en pourrirent le bois si profondément que le trône manqua des quatre pieds à la fois quand la vertu de Louis XVI pesa dessus.
A ce propos, et pendant que nous sommes arrêtés, je te ferai observer que Tartufe-bourgeois (le père de Pierre Blot), modéré, libéral, imbu de l'idée qu'il faut du catho- licisme, mais que pas trop n'en faut, honnête ihomme en fait d'argent ou à peu près, détestant ce qu'il nomme « les excès » dans le bien comme dans le mal, mais détes- tant naturellement le bien encore plus que le mal, parce que si le mal lui fait peur, le bien lui fait honte et le gêne; Tartufe-Tartufissime, fidèle à la chèvre, constant au chou, partisan du poisson, friand de la chair, respectant toutes les apparences et prêchant surtout, oh! surtout 1 la religion dans la famille quand il n'est pas chez la maman
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du pauvre Pierre Blot; Tartufe tolérant, conciliant, fon- dant, pas méchant, pas bon, Tartufe de milieu, fleuri de concessions, de sagesse, de prudence, persuadé que Dieu et le diable se disputent devant le monde, mais s'entendent dans l'intimité, espérant bien que le monde ne finira que le lendemain de sa mort, à lui M. Tartufe-Philinte, après laquelle mort, il sera admis, non pas en paradis tout à fait, il n'y tient pas, mais dans un endroit sortable et moyen, hangar neutre, établi à l'usage des centres où l'on entrera sur le simple vu d'une carte de conservateur; je te ferai observer, dis-je, que ce Tartufe-là nous fournira une silhouette assez jolie pour notre livre à faire.
Seulement il ne faudra pas appuyer trop fort, parce que cela éloignerait beaucoup de bons clients en librairie : beaucoup.
C'est donc accordé, je te concède que je me suis mis à la place de Pierre Blot pour un instant et dans une certaine mesure, mais va, la mesure n'est pas bien large. Il est si vrai que Pierre Blot, dans sa langue de sauvage, expri- mait, en effet, mon indignation de dhrétien que je l'at- tirai contre moi, sans trop savoir ce que je faisais, pres- sant sur ma poitrine, et de bon cœur, le sordide paquet de sa misère.
Tu vois bien que je ne me vante pas, au contraire, je m'accuse : il y avait chez moi autre chose que de la cha- rité : je suis limier, je flairais mon gibier Tartufe derrière Pierre Blot.
Mais il y avait de la charité aussi, de la vraie, et une compassion puissante, car je m'écriai les larmes aux yeux: — Mon frère, mon cher frère, ô pauvre malheureux hommol que Dieu me fasse la grâce de votië exprimer comble .1 ardemment je vous plains et je vous ainu']
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— Tiens 1 fit Blot qui me regarda avec éfonnement, vous pleurez pour de vrai..., voub êtes peut-être mon papal
Il essayait de rire, mais il paraît que la chaleur de mon élan l'avait ébranlé, car ses paupières aussi étaient mouil- lées. Il se roidit et gronda :
— Allons! est-ce que je vais larmoyer aussi? C'est trop godiche! Des farces partout! farceurs de la république, farceurs de la sacristie 1 Je suis en train de vous dire qu'on se sert de ceux-ci pour crever ceux-là dont vous êtes, avec leurs cousins, les faroe,urs de la rente et du commence, et vous m'embraGsez! Est-ce que vous croyez m'embobiner dans votre moitié de soutane en sortant de mon sac! Voyons, là-bas, répondez droit : que me voulez-vous, hé?
|f — Je veux, répondis-je, et bien droit, en effet, je veux écouter votre histoire. Je suis très pauvre, mais je ferai de mon mieux pour vous.
— C'est certain, murmura-t-il, en jetant un coup d'oeil sur mes habits, que vous n'avez pas l'air d'un rentier. Et on dirait, c'est certain aussi, qu'il vous reste un brin de bon cœur...
Je reprends : j'étais donc ramasseur dans le coke, à l'usine de Courbevoie, et Adèle piquait des dhaussures à Paris. Adèle ne savait pas lire, mais moi, j'avais de l'édu- cation assez, et le citoyen Mazagran, dont je vous ai déjà fait mention, un jeune, qui a le fil et qui se pousse de trente-six manières, me payait en promesses pour faire la lecture de ses petits livres aux camarades, avant qu'il eût fondé son journal. C'est là dedans surtout que j'ai appris la vérité vraie sur les hommes noirs et tout ce qui joue la com''diG autour du bon Dieu.
Mazrfg'ian avait reçu, étant petit, la bequée chez un
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curé, il en savait long sur leurs manigances. Son curé donnait tout ce qu'il avait, jusqu'à ses souliers, mais on connaît ça : c'était pour englober ceux qui marchent pieds nus.
Mazagran, lui, ne donne rien, pas si bête; 'mais il pro- met sans marchander, et n'empêche qu'on est avec lui parce qu'il a du talent, et du « toupet » en masse. Il prouve que c'est au tour de l'ouvrier de s'amuser, à la fin, et que le pauvre monde a souffert assez longtemps pour jouir en proportion. Ça nous va, et puis d'ailleurs, il tape sur la vieille bête de société, depuis le matin jusqu'au soir. Faut-il qu'elle ait la vie durel
Et puis, encore, Mazagran a son discours des dimanches où il prend Dieu par une oreille pour lui dire bien en face: (( Mais rebiffe-toi donc, Jésus, si tu n'es pas de boisî » C'est crâne çal Et Jésus ne se rebiffe jamais I Et Mazagran a les poches pleines de l'argent qu'il gagne ainsi à dauber sur Dieu : donc il est plus fort que Dieul
Adèle ne l'aimait pas par suite du préjugé, et disait qu'il crucifiait son Sauveur comme les Juifs du temps de la Passion. « Il lui arrivera malheur! » qu'elle chantait. Je t'en souhaite 1 Mazagran tire son journal à cinquante mille. Il est heureux comme un bossu. C'est moi qui l'ai tout le malheur, mais ce n'est pas par Dieu que mon malheur me vient, puisqu'il dure depuis ma naissance. Quel âge me donnez-vous. î>
— Quarante ans, à peu près.
— Vous n'y êtes paçl je n'en ai que vingt-sept. Ça compte double, comme les campagnes, les années de mi- sère... Et j'ai été misérable toujours, toujours, — tou- jours! Oii est Dieu là-dedans? Continuons. Il y eut donc
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'accident de mes deux jambes, mais ce ne fut pas encore )ieu : c'est une charrette de coke qui me passa dessus, au ihantier. Je n'étais pas déjà bien solide; je sortais juste- ïient de l'hôpital où j'étais entré pour attaques de je ne ais quoi qui ressemblait à du haut mal caduc. L'interne n'avait dit que ça me venait de l'absinthe, et que si je jontinuais l'absinthe, je finirais tout d'un coup. Tant nieux, je n'aime pas languir... Savez-vous ce que c'est ju'un anévrisme? Paraît que j'en couve un par-dessus le narché, mais c'est égal, dans le fond, je me portais mieux ïue lui: j'entends l'interne. Je suis fort; il n'y a pas plus 'ort que moi dans Paris!
C'était Adèle qui était malade, et son travail n'allait 3as. Jeudi dernier, il y avait déjà quinze jours qu'elle îourait pour rien après l'ouvrage. Dieu n'aurait pas dû :a taquiner, celle-là, puisqu'elle était de son bord; mais 1 ne sait ni qui l'aime, ni qui le déleste.
On demeurait à Courbevoie, et on avait vendu petit à petit tout ce qui pouvait se vendre. Il ne restait plus que le matelas. Il fallut bien le vendre aussi, et Adèle pleura en me voyant couché par terre avec mes deux pauvres jambes mortes. Quand je la vis pleurer, ça me mit en colère et je [ui dis :
— Ce serait d'en finir tout de suite!
Elle était si désespérée qu'elle ne songea plus à son bon lésus, dans ce moment-là, ni à notre petit. Elle répondit :
— Ça val
Et comme un fait exprès, voilà que le propriétaire monta pour avoir ses deux termes qu'on lui devait.
Vous ne connaissez que des propriétaires à leur aise, dans vos quartiers, mais le nôtre n'est pas un richard,
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s'en faut. Sa maison n'a que cinq logements de soixante francs chacun, et il est trop vieux pour travailler à n'im- porte quoi. Il couche sur le carré pour louer sa chambre Quand on lui fait faux bond d'un terme, il est bien dam l'embarras. Je lui dis :
— Père Moreau, ça n'est pas pour vous causer du tort, mais il n'y a plus moyen d'aller, et nous allons faire If fin de nous.
Il ne nous crut pas et nous appela racailles avant di nous mettre à la porte. Nous voilà donc dehors, et ça fai sait qu'on n'avait même plus oij se périr, ni de quoi puisque mes jambes ne pouvaient pas me porter à l, rivière. f
Adèle était comme une pierre. Elle ne pleurait plus.
Ça se trouvait que je connaissais l'endroit oii nou sommes ici pour y avoir dormi avec un camarade, un soi qu'on avait fait le lundi à Suresnes. Une idée me germa je dis à Adèle :
— Monte chez l'Allemand et vends-lui nos effets qu nous avons sur le corps, tout en grand, pour autant d'al sinthe qu'il en voudra fournir dessus.
— J'entends bien, me répondit-elle, tu veux te tuer d| boire, mais moi, je ne bois pas.
— Eh bien! je lui dis, tu boiras pour une fois, et t n'en auras pas besoin de beaucoup, voilà.
Elle faisait toujours comme je voulais, et la chance i trouva que le petit était chez la voisine; si on l'avait eu elle n'aurait peut-être pas monté chez l'Allemand.
Elle alla bravement. Ah! celle-là a souffert encore pli| que moi. Et comme elle passait la porte, je lui dis :
--Il faut aussi deux siacS pour se mettre dfevlans, quani on n'aura plofe nos har'dfes.
PIERRE BLOT 'XOI
Elle ne répondit seulement pas. Rien ne lui faisait, puis- ju'elle ne pensa même pas dans ce moment-là que c'est )éché de se tuer.
L'Allemand vint tout de suite; ça en valait la peine : \.dèle était propre sur elle et j'avais sous ma blouse un )on gilet à manches presque neuf, (.'est ce que j'ai le )lus regretté. L'Allemand tâta nos nippes, et on com- nença de marchander.
On s'arrangea pour les deux sacs et quatre litres d'ab- inthe. Dans mon idée, c'était bien plus qu'il n'en fallait, ar on peut se finir avec un seul litre en le buvant d'affilée. )ur les quatre, l'Allemand n'en apporta que trois; il de- '•ait livrer le quatrième en venant prendre nos effets au wiiveau domicile, qu'était donc ici.
C'était juste, mais je ne pouvais pas marcher. Comme )n n'avait plus que trente sous sur le prix du matelas et [ue les fiacres de la place voulaient deux francs cinquante )Our nous mener jusqu'ici, l'Allemand dit :
• — Je vas emprunter une brouette et vous voiturer de- lans. Comme ça, je serai tout porté pour prendre livrai- on de vos loques.
C'était gentil de sa part, hé.^... Mais vous avez l'air tout itonné, vous?
Dieu merci, Pierre Blot restait au-dessous de la vérité. !]le n'était pas de l'étonnement que j'avais : je perdais (lante dans ces décourageantes absurdités- Il me semblait intendre une histoire inventée par un fou.
Je croyais en savoir bien long sur les huronneries de lotre siècle, vainqueur de l'obscurantisme et de l'igno- 'antisme, mais ceci me prenait sans vert. Jamais je n'au- 'ais rien rêvé qui approchât de ce tranquille et désolant îauchemar.
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— Et voilà! reprit Pierre bonnement, tout s'arrangeait. On partit, moi dans la brouette, que l'Allemand pous- sait, et Adèle derrière avec sa bouteille d'eau claire à la main, car il lui en fallait toujours, rapport au feu qu'elle avait dans la poitrine. Elle portait le petit sur son dos...
— Comment! m'c'c:iai-je, vous emmeniez l'enfant aussi .^
— Bien sûr, fit Blot, ça ne devrait pas vous étonner, puisque vous l'avez trouvé ici.
Et il ajouta avec un peu d'aigreur :
— Fallait-il pas l'abandonner?
Je restai bouche clouée, et Pierre continua :
— Adèle n'aurait pas voulu. Elle marmottait : « Vierge Marie, vous aurez pitié! Bon Jésus, tous les petits enfants sont à vous! » Et elle ajoutait : « Moi, je ne me tuerai pas, je suis dans mon agonie. » Et ça ne l'empêchait pas de marcher.
On arriva. Par bonheur, la guérite ici était libre. Il fai- sait nuit; j'aidai Adèle à sa toilette et je la mis dans 1( sac avec le petit. Elle avait recommencé à pleurer toul bas et radotait doucement : « Jésus, le petit n'est pas cause, il n'a pas encore ses trois ans. Si je pouvais l'em- porter avec moi! »
Moi, ce fut l'Allemand qui me déshabilla, et je lui di- sais, pour excuser Adèle de pleurer : « C'est la mauvaise éducation. Toutes les bêtises du catéchisme, ça lui revien au moment de faire le grand saut... »
— Mais, cet ihomme-là savait donc que vous vouliez vous tuer? dis-je encore, n'en pouvant croire mes oreilles
— Bien sûr, répliqua Pierre. Est-ce que ça le regar dait? Il est de la Prusse, c'est vrai, mais il n'y a pas besoir
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de tout ça : un marchand est un marchand. Et puis, d'ail- leurs, la liberté... Quand il eut fait son paquet de nos hardes, nous étions installés comme vous nous avez trou- vés, seulement Adèle avait le petit dans ses bras et moi les quatre litres avec moi. L'Allemand était tout de même un petit peu embarrassé de nous quitter; il cherchait son mot pour s'en aller. Enfin, il nous dit : « C'est heureux que nous sommes au mois de juin, vous ne vous enrhu- merez pas. Bonsoir. »
Et il descendit le terrain avec nos affaires dans sa brouette.
J'allumai ma pipe et je me mis à boire tout de suite, mais j'aime ça, voyez-vous, tout à fait, et je ne pouvais pas m'empêcher de m'amuser gorgée à gorgée, par gour- mandise, si bien que la première nuit, des deux litres que j'emballai, je n'eus rien que du contentement. Ahl je suis fort! Et j'étais bien aise d'avoir choisi ce moyen-là. L'Al- lemand n'avait pas triché, l'absinthe était bonne.
Adèle ne voulut pas boire du tout, pas seulement une goutte. En se laissant tomber de son long, elle dit : « C'est fini de pleurer et de tout. »
Et presque aussitôt après, elle toussa profond, comme si sa poitrine se dédhirait. Elle était en sueur de sa course et n'avait qu'une toile entre son dos et la terre mouillée. Je pensais : « Ça lui suffira » et je n'en avais point de peine, au contraire, car je riais en pensant à l'Allemand qui avait dit qu'on ne s'enrhumerait pas. Puisqu'on était pour se finir, pas vrai.!^ Ce qui me fît quelque chose c'est quand elle dit : « D'avoir un petit, ça m'avait donné trop de plaisir... Il était si mignon et je l'aimais tant... Le bon Dieu aura soin du petit. » Et puis elle ajouta : « Sainte
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Vierge, donnez-moi la grâce d'avoir un prêtre, ou faites- moi bien souffrir pour mourir, que j'aie toute ma péni- tence dans ce monde. »
C'est bête, mais ça serre l'estomac.
Je buvais tant que je pouvais, rien n'y faisait; de m'édhauffer c'était impossible...
Pierre fit un effort ici pour raffermir sa voix et pour- suivit :
— Il y en a qui résistent; moi par exemple. Je vivrais avec du verre pilé! On me croit toujours mort, et pour changer, je me repique comme un lionl Si je disais ce que j'ai enduré dans Paris, tout seul, avant de connaître Adèle, on ne me croirait pas. Et ce que j'ai noce aussi, pas souvent, mais à morti J'ai vu des fois des chauves- souris clouées aux portes, qui remuaient encore au bout de huit jours : ça me ressemble. Je peux manger plus gros que moi d'un coup, et puis jeûner comme les mar- mottes. C'est la liberté qui renforcit le corps, et l'absinthe vous grille par dedans, c'est vrai, mais en vous doublant tout en fer! au contraire la superstition vous mollit parce que c'est l'esclavage. Pauvre Adèle avait du courage assez au travail, mais elle ne savait pas se rebiffer; elle restait flasque rapport aux catéchismes qu'on lui avait bourrés plein elle, et qu'elle n'avait jamais voulu apprendre à boire. Pas de méchanceté, pas d'idée! Ce qu'ils en abru- tissent comme ça chez les sœurs! J'ai eu beau faire, jamais je n'ai pu lui donner mon nerf... Enfin la voilà heureuse puisqu'elle ne sent plus rien. Elle dort comme les pierres...
Je bus donc toute la première nuit, sans décesser, et je m'endormis en rêvant que tout était en règle et que je me
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noyais tranquillement dans le néant. On y est bien. Ça dura presque toute la journée et je ne me réveillai que sur le soir par une quinte enragée d'Adèle. Ça me mit de mauvaise humeur d'être encore en vie, et je me dis : <( C'est assommant, je suis trop fortl » Adèle et moi on ne se parla point; ma tête me faisait mal... et elle toussait si creux que ça me répondait dans tout moi. Je me bou- dhai les oreilles pour ne plus l'entendre, et je me remis à boire par raison. Fallait arriver, pas vrai? La soif n'y était pas, ni le goût; la colère s'en mêlait. Adèle me gênait. J'étais fâché de l'avoir amenée. Ce moment-là ne fut pas bon.
Il y eut une patrouille de pioupious qui passa sur le terrain de ronde. J'eus envie d'appeler à la garde. Ils auraient bien emmené Adèle et le petit... Ahl le petit, c'est drôle comme il était sage. Il ne soufflait pas... Mais on n'aime pas les soldats, et il aurait fallu renoncer... et ça aurait été dans les journaux oii ils mettent tout, main- tenant. On aurait dit que l'homme (qui aurait été moi) avait fait comme ceux qui se jettent du haut des ponts pour crier à l'aide. Ces choses-là, quand ça rate, on en rit trop, j'avais ma dignité à garder.
Pour avoir langui longtemps après ça, non, pauvre Adèle n'a pas langui. Je pense bien qu'elle a dû s'en aller de tousser, de râler et d'étouffer, quand je me rassoupis, dès le commencement de la seconde nuit. Il y avait déjà du temps qu'on ne l'entendait plus geindre après son piètre qu'elle avait supplié sa bonne Vierge de lui envoyer par miracle, ni pleurer à Dieu « pardon, pardon, par- don » pour je ne sais pas quoi, car elle était plus inno- cente que son petit, douce comme du lait et sans malice, hormis ses patenôtres avec quoi elle me taquinait.
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îl y â donc eu un instant où tout a fait silence en grand, ici autour dé moi, quand elle n'a plus toussé et ça m'a réveillé. Le petit ne bougeait pas. La peur m'a pris; mes dents claquaient, je ne sais pas pourquoi; j'avais de la peine à m'empêcher de hurler, mais la force que j'ai! je me suis muselé avec le goulot du litre que j'ai enfoncé dans ma bouche, et j'ai bu tant que mon haleine a duré...
A la lin des fins, j'étais ivre bien comme il faut, et je voyais des millions de chandelles. Si j'avais avalé ma langue à ce moment-là, j'aurais eu une jolie mort d'homme libre que rien n'arrête et qui ne croit à rien; la mort qui m'allait, quoi!
Mais dherche! Je suis trop fort! jamais de ma vie je ne m'étais mieux porté; je pompais, j'entonnais, ça n'y fai- sait rien du tout; on ne pourra pas me tuer, c'est sûr! Je me rendormis sans m*en apercevoir, quand mon troi- sième litre fut à sec, et avant d'avoir entamé le dernier... .Te rêvais non plus que j'étais en terre, mais que je vivais à mon aise dans une grande maison à moi, toute à moi, et que je distribuais du pain coupé aux anciens riches que nous avions, dégommés, tant qu'ils en demandaient, sur le pas de ma porte.
On n'est pas méchant.
Et Adèle était quelque part dans mon rêve, parmi le vent qui me disait : « Moi, au moins, je ne me suis pas tuée, je prie pour toi, et Dieu m'a pardonnée, parce que je l'aima'is! »
Toujours Dieu! Des bêtises! S'il y en a un qu'il le dise donc une bonne fois, pour qu'on le sache! On connaît Mazagran, on l'a vu; qui est-ce qui a vu Dieu?...
Ce fut le petiot qui m'éveilla cette fois, en me tirant par
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les cheveux. Il réclamait à manger, échappé qu'il était du sac où Adèle ne pouvait plus le tenir. Dans mon sur- saut j'avais l'idée trouble, et je dis, ne me souvenant plus : (c La femme, donne donc la soupe au petiot, qu'il nous flanque la paix! »
Mais rien ne me répondit, comme de juste. Je me sou- vins tout à coup et je pensai : « Faut-il que je sois fort pour avoir résisté à ce que j'ai bu!... Il n'y a qu'à reboire! » C'était ça, pas vrai?
Eh bien! non, là! l'eau me coulait des yeux comme d'une fontaine. Elle était morte! Adèle était mortel mes yeux brûlaient et le cœur me manquait. Ecoutez donc! Adèle avait ses défauts, je vous l'ai déjà dit, elle ne savait ni boire ni rire, sans compter sa maladie qui était ennuyante et sa bonne Vierge encore plus, mais on avait été malheureux ensemble, et jeunes; on se disait tout : je ne sais pas si j'ai aimé autre chose qu'elle depuis que je souffre dans la chienne de vie! Adèle! Adèle! ma pauvre chérie d'Adèle!...
Je me donnai un coup de poing par la figure et je me dis : « Sois homme! Elle n'a plus de mal. Elle dort dans le néant oii on doit dormir dur! »
Et je cherdhai mon dernier litre, car j'étais bien sûr de l'avoir point débouché : mais vous savez l'accident, les enfants ça ne respecte rien : le petiot avait joué aux quilles avec la bouteille; c'était la terre qui avait bu mon absinthe au lieu de "moi, et je m'écorchai les doigts contre les tessons du verre cassé. Malheur!
J'essayai d'attraper le petiot, il se sauva; alors votre dame entra demander de l'eau, sans savoir ce qui se pas- sait ici dedans et je lui dis de prendre la bouteille d'Adèle, si elle voulait. C'est toute l'histoire.
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— Elle n'est pas belle, l'histoire, dit la voix sévère de Madeleine qui était revenue depuis un moment et qui se tenait assise sur le seuil avec le bébé endormi dans se^ bras. Je parie que cet amour-là n'est pas seulement bap- tisé ?
Pierre se mit à rire de tout son cœur.
— Baptisé! répéta-t-il, mon gosse, à moi! Ah! elle est bonne, par exemple!
Et il ajouta aussitôt après :
— Pauvre Adèle en avait si grande envie!.. Mais l'ou- vrier a sa dignité.
— Pierre, mon ami, lui demandai-je, voulez-vous que je vous emmène avec moi.»^
— Où çk? s'écria Madeleine épouvantée.
— Chez nous, répondis-je d'un ton résolu.
— Chez nous! Te voilà, toi, monsieur! Et où veux-tu qu'on le mette, chez nous.^
— Je veux qu'on le mette dans ma chambre et dans mon lit, répliquai-je.
Et je me levai pour aller vers Madeleine.
— Tu ne comprends rien à ce garçon-là, lui dis-je tout bas, c'est un gredin fini, tant mieux ça me val Je ne demande que huit jours pour le tourner du noir au blanc et en faire un saint! Tu vois bien qu'il donnait du pain coupé aux riches dans son rêve, à discrétion, et qu'il aimait cette pauvre femme...
— Je vois qu'il l'a tuée!
— Sait-on ce qu'il a souffert.^*...
— Il n'a regretté que la dernière bouteille!
— Il a cherché un refuge dans l'abrutissement, je ne dis pas non, mais c'est qu'il ne se connaissait pas le refuge
PIERRE BLOT IO9
de Dieu. Tartufe-utopiste, celui-là qui « fait son affaire » en exaltant le bestial appétit de la nature humaine, lui a montré ce qui remplace Dieu : l'oubli dans l'ivresse, la liberté dans le néant, l'égalité dans la mort. Du temps de Moise, déjà, il y avait des farceurs qui prosternaient Israël devant un veau! Et le pauvre hère que voilà, n'en sachant pas plus long, a regardé la féerie imbécile qu'on lui mon- trait dans l'avenir; une montagne faite avec tout l'or, tout le tabac, tout l'ail, toutes les marseillaises et toutes les barriques d'absinthe de la terre! Et il s'est jeté là-dedans à corps perdu, les yeux fermés, tête première. C'est qu'il ne connaissait pas, ou plutôt c'est qu'il avait oublié Dieu! moi, je lui montrerai Dieu! Je me sens capable de cela, et je crois que c'est mon devoir... Entendez-vous, Pierre, mon camarade, c'est à vous que je parle (car j'avais élevé la voix peu à peu et j'arrivais à un mouvement oratoire qui me paraissait de toute beauté), entendez-vous, mal- heureux et cher homme, je vous montrerai Dieu, moi qui le connais, moi qui me suis noyé aussi, mais dans cet océan de consolations puissantes et d'espérances certaines qui est Dieu! J'étais brisé comme vous, plus que vous, j'étais vicieux comme vous et le double de vous, j'étais comme vous blasphémateur, ah! dix fois, cent fois plus que vous! combien souvent n'ai-je pas menacé du poing le ciel! Je voyais dans le ciel un être éblouissant, effrayant, énorme, et j'avais raison, Dieu est tout cela, mais j'avais tort, puisque je ne voyais pas l'autre Dieu, le Dieu doux et ihumble de cœur, le cher Dieu de ceux qui n'ont plus de force pour souffrir et crient miséricorde! le Dieu blessé, le Dieu martyr, pleurant par ses yeux et par son cœur l'eau û le san^ dé éù mirabuleusë a'gonîfe!...
IIO PIERRE BLOT
Madeleine hochait la tête avec approbation, mais Pierre dit tranquillement :
— Eh! là-bas 1 combien que ça fait de Dieux, tout ça, à votre compte?
— Tu vois bien, monsieur! murmura Madeleine qui laissa tomber ses deux bras.
Et Pierre poursuivit en bâillant :
— Des sermons pareils, ça ne me va pas. Si on voulait se noyer il y a la rivière. Au lieu de jurer contre l'ab- sinthe, payez à boire : j'ai soif.
Madeleine sincèrement humiliée, mais non point éton- née de mon échec, répétait :
— ' Monsieur, tu vois bien, tu vas, tu vas...
— Et j'irai! m'écriai-je, et j'irai toujours, toujours, et rien ne m'arrêtera! Tu te trompes si tu crois que ce brave garçon se moque de moi...
— Ça c'est vrai, interrompit Pierre Blot; personne ne se moque de vous, l'ancien : on sait respecter les toquades d'un chacun... Voyons! que payez-vous?
— Je paye d'abord, répondis-je avec quelque dureté, l'enterrement de votre femme.
Mais je changeai de ton aussitôt parce qu'un mouve- ment de Pierre m'avertit que j'avais appuyé mon doigt sur une plaie qui, pour s'être cachée derrière un haillon de cynisme, n'en était pas moins cuisante, et j'ajoutai bonnement :
— Je paye ensuite le baptême du petiot si vous voulez, et je paye enfin le fiacre pour vous mener à l'hôpital, puisque votre idée n'est pas de venir chez moi, où il y a des sermons plein la maison.
— De manière ou d'autre, pensa tout ihaut Madeleine,
piehre blot m
la pièce de cent sous y passera cette fois-ci, mais qu'est-ce que cela fait, puisqu'elle ne servait à rien?
Elle aurait pu en dire plus long, car Pierre était muet maintenant. Ce fut seulement au bout d'un bon moment qu'il reprit d'une voix toute changée :
— Ahl ouil Pauvre Adèle! L'enterrement... L'enterre- ment! Je suis cause qu'elle est morte, et moi, je reste en vie!... Pour sûr, ce n'est pas brave.
Je ne répondis pas. Il continua :
— Elle m'attend, là oîi elle est. C'est promis, c'est sacré : faut que j'y aille... Ecoutez, bourgeois, en buvant un litre tout d'un coup, sans souffler, je suis sûr que je me finirais pour tout de bon. Ça n'a jamais raté. Je vous donne le gosse à baptiser pour un litre.
— Accepté! dis-je aussitôt.
— Comment! s'écria Madeleine, tu vas lui donner «^ quoi se faire mourir?
Je lui imposai silence...
Jean s'interrompit ici pour me dire :
— Tu pourrais croire qu'en acceptant l'étrange marché de Pierre j'avais « mon idée », un plan quelconque, en- trevu, sinon préconçu, mais non : je voulais faire bap- tiser l'enfant, et voilà tout, espérant bien qu'on trouverait en route un moyen de mettre le père à la raison. D'ail- leurs, tu sais cela, toi qui fais du théâtre : arrive un mo- ment, sur la scène, où il faut que les bonhommes remuent et changent de place à tout prix. Le moment est arrivé. II fallait bouger. Je dis à Madeleine :
— Allons! en route pour l'église!
— Attendez voir, fit Pierre au moment où nous par- tions, je ne sais pas si je me trompe, mais il me semble
112 PIERBE BLOT
que mes jambes sont déprises. Aidez-moi à me lever, sans vous commander. Dans le cas où je pourrais aller jusqu'à pauvre Adèle, j'aimerais la voir encore une fois et lui causer, avant qu'on me l'emporte.
Je le pris sous les aisselles, et quoique je ne sois pas fort, je n'eus aucune peine à le mettre debout, car il s'aidait très bien; mais il se rassis aussitôt et s'écria :
— Les jambes y sontl Otez le sac! Je suis sûr que je pourrai marcher!... Ahl tonnerre de malheur! Adèle et moi on s'était découragé trop tôt!
— Il est bien temps d'y penser! dit Madeleine, impi- toyable.
Moi j'ôtai le sac en tirant par les pieds, et Pierre se releva tout seul, bien chancelant, il est vrai, et blême comme un spectre.
Il pleurait en balbutiant le nom d'Adèle, et j'entendis ces mots :
— C'est elle qui aurait été contente de me voir debout! allez donc croire en Dieu qui laisse arriver des choses pareilles!
Puis tout à coup, il dit :
— Si vous avez un couteau, prêtez-le moi.
— Merci, s'écria Madeleine; pour que vous vous fassiez du mal...
— Non, dit Pierre, pas à présent, parole d'honneur! Et Madeleine lui ayant donné le couteau qui était dans
son panier aux provisions, il trancha, au fond du sac, une ouverture oii passer sa tête, et aux flancs deux autres ou- vertures pour ses bras, ce qui lui fit, en laissant ses jambes nues et libres, une manière de vêlement semblable à la toge Hés ancienà Rtfm^ins. Il ga^rio ttinsi Iduî branlant le
PIERRE BLOT Il3
>in où était la morte, et dès qu'il fut à portée de la voir, laissa tomber ses deux bras, pendant qu'un gémisse- ent sourd sortait de sa poitrine. Un instant, il resta sans )ix, puis ses sanglots éclatèrent.
— On s'est trop pressé! répétait-il, on s'est trop pressél 1 pouvait vivre puisque je pouvais encore travailler... La )ilà morte parce qu'on lui a dit de mourir... Ce n'est pas oi qui suis cause. C'est la misèrel Et la société... Et ieul
Puis, se remettant par un grand effort, il fit un pas irs nous et nous dit :
— Allez, maintenant, si vous voulez. Je sais que vous nènerez un curé pour lever le corps, et je ne vous en npêche pas, puisque pauvre Adèle en demandait un ^ant de partir, mais du moins, je garderai ma dignité; 'ant cela sur mes épaules, je ne serai pas obligé de rester i, quand la calotte entrera.
Après quoi, il nous tourna le dos, et nous partîmes, adeleine et moi, avec l'enfant qu'il n'avait pas seule- ent regardé.
Aussi Madeleine n'attendit pas que nous eussions passé seuil pour me dire :
— Ah! monsieur, tu peux te vanter d'y avoir la mainl i belle conversion que tu as faite 1
IV
LE SALUT DU SAINT-SACREMENT
C'était un jeudi, 5 juin, jour de saint Boniface, et voil pourquoi le gosse s'appelle Bonif, du nom abrégé de c grand Anglais, Winfred, qui devint l'archevêque-apôtr Boniface et à qui la majeure moitié de l'Allemagne du le bienfait de la foi.
Tout le long de la route, ma bonne Madeleine, débai rassée de la frayeur atroce qu'elle avait eue un instant d voir Pierre Blot, sa pipe et son absinthe installés dar notre étroite maison, signala son iheureuse humeur pc des compliments ironiques sur le résultat de ma préd cation.
Son brave cœur était trop plein de la mort d'Adè' qu'elle attribuait à Pierre non sans raison, et certes malheureux homme n'était pas bien du tout dans si papiers.
— Est-ce que tu vas lui rapporter sa drogue, monsieu)
PIERRE BLOT Il5
me demanda-t-elle d'un air mauvais. C'est péché, tu sais! gros péché, et si tu le fais, quand tu t'en confesseras, tu pourras bien dire que quelqu'un t'a averti par avance.
Moi, je songeais, mais non point du tout au litre de poison que j'avais promis à Pierre. Je me demandais si, dans mon essai d'apostolat, j'avais été vaincu aussi com- plètement que le voulait bien dire Madeleine. L'angoisse vraiment poignante éprouvée par Pierre au moment où il s'était approché de la morte était à mes yeux comme un rehaussement de cette âme qui, selon toute apparence, n'avait rien à se reprocher sous l'œil de la loi, ni même, peut-être, au point de vue de l'honneur humain dont l'ouvrier a souvent une notion très sévère, et qui pourtant était tombée si bas! Car le propre de certaines théories remplaçant par la négation les principes de la morale éternelle est de produire dans la conscience le même ravage et les mêmes désordres que le crime commis effec- tivement; de sorte qu'un honnête homme, endoctriné par tel dharlatan de la foire politique, puisse être aussi résolu- ment ennemi de toute loi, de toute foi, de tout bien, en un mot, que le plus désespéré des criminels. Parmi les résul- tats du gâchis philosophique où notre époque se débat, je n'en conçois pas de plus redoutable que celui-là, ni de plus lamentable.
Il existe des millions de bonnes gens qui ne savent absolument plus où est le mal, où est le bien, tant on leur a chanté sur tous les tons : « Le mal est le bien, » ou « Le bien est le mal. »
Chacun d'eux va en équilibre comme un cerceau d'en- fant, abandonné le long d'une pente; sur dix chances, il y en a cinq pour qu'ils tombent à gauche, cinq pour
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qu'ils versent à droite. Le plus grand nombre, Dieu merci, arrivent encore au bas de la rampe sans avoir tué ni volé, mais pourquoi? Ils l'ignorent.
On répond pour eux, il est vrai, que cela vient d'un « sentiment inné » qui s'appelle d'un nom ou d'un autre, car ceux qui suppriment Dieu sont nécessairement très vagues et très divers dans leurs définitions.
Crois-tu à ce « sentiment, » destiné à remplacer la police correctionnelle et les cours d'assises?
Moi, j'y crois, je crois à tout, même à un autre senti- ment, non moins inné et d'espèce diamétralement con- traire, qui explique la quantité prodigieuse d'abonnés que parviennent à rassembler les monstrueux petits papiers, organes officiels du crime, et qui font l'effet d'être rédigés par des argousins avec la collaboration du bourreau.
Tous les huit ou quinze jours, ces horribles petits pa- piers qui déjeunent du crime, qui en dînent et qui en soupent, à qui le crime donne leurs redingotes, leurs chemises et leurs souliers et qui mourraient subitement d'inanition, si on leur ôtait le crime de la bouche, comme les mouches meurent dans les quartiers oîj la police bien faite donne la dhasse aux choses putréfiées, toutes les se- maines, dis-je, ou toutes les quinzaines, ces petits papiers très adroits, très hypocrites et très implacables dans leur petite spéculation, versent de petites larmes de petits cro- codiles sur la multiplicité croissante des crimes. 0 tartufes d'un soûl
Ainsi le célèbre Vidocq, raconte-t-on, à la fois voleur et policier, traçait d'une main des plans de pillage admira- blement combinés et « empoignait » de l'autre les cama- rades qui mettaient ces projets à exécution, profitant, lui
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aussi, des deux (( sentiments innés » dont l'un payait son expérience de vieux loup et l'autre ses mérites comme chien de garde.
Moi, ce qui m'étonne, ce n'est pas la multiplicité des crimes, c'est au contraire leur rareté, eu égard au nombre des gens établis qui en vivent!
Les crimes pullulent, c'est vrai, nous en sommes com- blés, saturés, gorgés! Il y en a tant que bien des bêtas, naturellement friands de crimes, commencent à trouver qu'il y en a trop et prennent peur en faisant ripaille de l'épouvantable civet, servi par la rédaction de leur petite gargote mal imprimée. Les petits papiers cannibales sont obligés de redoubler de larmes pour empêcher la vente de baisser, tout en saignant, saignant, saignant toujours pour faire monter la vente.
L\ Vente! le sou! Mais c'est aussi pour cela que les crimes s'accumulent. Le sou! Les sous!!!
Quelles belles affaires nous avons eues cette année! Et quels beaux petits articles larmoyeurs! La vente a donné. Bonne saison!
Mais je le répète, si terriblement fréquents que soient les crimes, pourquoi n'y en a-t-il pas encore davantage .►* Nul n'en sait rien; cela viendra. Pleurez de joie, petits papiers hideux, votre vente montera, le crime aussi : c'est inévitable. Vous vivez du crime, le crime vit de vous, tenez-vous bien, serrez-vous, le crime et vous, l'union fait la force.
Et ne craignez pas les autres papiers, les grands, ceux qui coûtent trois sous; ils auront beau vous foudroyer de leurs articles de sept aunes, verboses et tartufastueux, vous avez pour vous le sans-gêne; on fume dans yotre
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compartiment, on y mange la charcuterie du crime sur le pouce, sans mauvaise honte, on y boit le coco rouge à la bonne franquette. Allez! vous êtes la presse, la vraie presse, l'épanouissement suprême de cette fleur; conti- nuez bellement votre commerce, mouillez vos mouchoirs de larmes et de sang, étranglez, poignardez, découpez, empoisonnez, noyez, cela ravigote! Et poussez, poussez à la vente 1
Et si les grands papiers vous objurguent, dites-leur de ma part : « 0 pédants! ô lourds! ô vides! Est-ce vous qui arrêterez le torrent des crimes? où est votre outil? votre arme? oi!i est votre 'Dieu? Sophistes qui avez tué la reli- gion dans le cœur des hommes, nous sommes la boutique du crime, c'est vrai, mais nous l'achetons chez vous, en fabrique... »
Pierre Blot n'avait jamais tué ni volé, j'en aurais mis ma main au feu. Le crime de son suicide, le meurtre invo- lontaire d'Adèle, n'étaient pas de ceux que la loi atteint, ni même de ceux qui excitent la vulgaire indignation, quoiqu'il n'y en ait point que Dieu poursuive d'un châ- timent plus certain.
Je parle surtout du suicide.
Mais qui peut sonder le mystère de l'extrême minute oii le repentir est encore possible?
Le fait, d'ailleurs, que Pierre Blot aurait été un assassin ou un voleur n'eût point modifié mon devoir de dhrétien envers l'enfant, envers la morte, envers Pierre Blot lui- même. Cependant je lui savais un gré infini de n'être qu'un misérable martyr du mal, odieusement perverti, c'est vrai, et capable de tout, selon la vraisemblance; mais n'ayant pas encore profité des permissions philosophiques
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pour franchir la dernière tiaie qui sépare le dur sentier des pauvres diables de la grande route des scélérats.
Je songeais à Pierre Blot très laborieusemer\t en chemi- nant vers Nanlerre. Je me demandais ce qu'il était pos- sible de faire pour lui qui ne voulait pas être aidé par le bien quoiqu'il n'eût pas encore profité du mal, et quoique le mal, au contraire, l'eût plongé au plus profond de l'abîme de misère.
Mon crédit personnel était nul ou à peu près, mais le crédit de Dieu reste immense en dépit des efforts de Tar- tufe, calomniateur de Dieu : immense dans les grandes choses, inouï dans les petites.
Pierre, malgré l'étonnante bonne chance de sa résur- rection, était invalide pour longtemps selon toute appa- rence. Le vice le tenait, et, ce qui est plus grave, il tenait au vice, convaincu que le vice était son droit, presque son devoir et son honneur de libre marionnette.
Pierre était un « imprégné » non seulement de l'absin- the, mais de l'absurde; il suait l'envie, le mécontente- ment, la révolte, l'impiété : tout ce vitriol qui corrode les plaies de nos pauvres blessés de la lutte sociale, sans cesse avivées par la pharmacie de Tartufe.
Ils sont terriblement contagieux, ces ulcères, et Pierre Blot n'était pas un camarade facile à placer « en con- fiance. » Autant eût valu recommander la peste.
Aussi je ne trouvais rien pour lui, et j'en étais toujours à songer creux, quand nous arrivâmes, Madeleine et moi, devant Nanterre, aux premiers arbres de ce boulevard qui dessine, dit-on, la ligne des remparts romains du vieux Nannetodorum tels qu'ils étaient, au temps de saint
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Germain l'Auxerrois et de sa radieuse protégée sainte Ge- neviève, patronne de Paris.
Les cloches se mirent à tinter, comme nous approchions de la vénérable petite église du treizième siècle, qui mena- çait ruine et qui était déjà condamnée à cette peine capi- tale des monuments : la reconstruction. Madeleine me dit :
— C'est aujourd'hui jeudi, on sonne le salut du Saint- Sacrement.
— Tant mieux! répliquai-je, nous trouverons à qui parler.
Je ne sais pas si j'ai besoin de l'expliquer ce mot. Cer taines paroisses de la banlieue de Paris ont une popula- tion plus dure à catéchiser que les naturels de la Cochin chine. Sans espérer qu'il fût possible de baptiser solen- nellement le futur Bonif, puisque nous n'avions ni pièces, ni rien, je voulais du moins le faire ondoyer grâce à l'extrême urgence de son cas.
En outre, il y avait toute la série des constatations à faire pour ce qui regardait le décès d'Adèle.
Il était déjà quatre heures du soir. Sans le salut du Saint-Sacrement nous aurions bien pu errer jusqu'à la nuit de la mairie fermée à la sacristie déserte sans arriver à rien.
Mais le Saint-Sacrement rassemblait dans la vieille église une quinzaine de personnes, et ces personnes étaieni précisément celles qu'il nous fallait. Il y avait le curé e1 son vicaire d'abord, deux religieuses; trois hommes (deu> paysans et un bourgeois), membres de la petite conférence locale, et le bourgeois était en outre adjoint au maire sans compter qu'il avait l'honneur d'être le beau-frère di
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médecin des morts, excellent compagnon, voltairien fini, dont l'insouciant scepticisme devait ressusciter en moi un lointain souvenir de notre pauvre docteur Olivier.
Il y avait encore trois ou quatre vieilles dames et des villageoises en costume de travail.
Tout cela laissait à la nef trop large une apparence d'abandon, et quand nous entrâmes, la vue de cette mai- gre poignée de fidèles groupés au-devant de la balustrade nous causa une impression pénible, d'autant que l'osten- soir rayonnait déjà sur l'autel, entouré de son luminaire.
L'église elle-même, placée, si j'ai bonne mémoire, sous l'invocation de saint Maurice, ne gardait pas la respectable physionomie que son grand âge aurait dû lui assurer, à cause des nombreuses et maladroites- restaurations qui l'avaient partout recousue sans la consolider.
Tl n'y avait là de vivant que la chapelle dédiée à sainte Geneviève avec ses deux ifs à cierges et sa profusion d'ex- voto modelés en cire.
On était debout pour le Magnificat. Nous prîmes place au dernier rang et nous nous mîmes tout de suite à chan- ter, Madeleine avec sa voix tremblante d'enfant, moi de ma basse-taille, trop sonore, à ce qu'il paraît, puisque bien des gens l'ont accusée de faire scandale dans les églises de Paris.
Parmi les nombreux Tartufes que je t'ai déjà dénom- més, j'ai oublié un pauvre bonhomme plus à plaindre qu'à blâmer : Tartufe poltron qui tremble de provoquer la colère ou le sarcasme de l'impiété, et qui se « scanda- lise » ne pouvant faire mieux.
Moi je chante haut parce que je veux que Dieu m'en- tende et les hommes aussi.
122 PIERRE BLOT
J'ai idée que si tous ceux qui chantent chantaient haut, bien des poltrons seraient guéris de leur poltronnerie, car le grand concert de cet hymne qui monterait autour d'eux vers le ciel les envelopperait de courage; ils sentiraient Dieu partout entre leur timidité et l'audace de leurs enne- mis. Et ils chanteraient à force d'entendre chanter.
Et dès que l'âme chante, elle n'écoute plus ni la menace du monde, ni le murmure de sa propre lâcheté.
Dans l'église de Nanterre personne ne se scandalisa de moi; le petit troupeau des fidèles continua de chanter à sa guise en me laissant chanter à la mienne. Deux ou trois bonnes dames se retournèrent pour voir qui était là et sou- rirent au joli minois du petit qui dormait, sage comme une image, dans le châle de Madeleine.
Tout de suite après la bénédiction du Saint-Sacrement, et pendant qu'on entonnait le Laudate, j'allai trouver le vicaire, car c'était le bon vieux curé qui officiait.
Je ne peux pas cacher qu'il y eut un peu de défiance dans le regard que le vicaire m'accorda. Ma basse-taille l'avait étonné et inquiété; il m'a avoué depuis qu'en me voyant si maigre, si haut sur jambes et si mal habillé, il avait pris un peu l'éclat de ma psalmodie pour une « pro- vocation. »
C'est tout simple, et je suis bien loin de blâmer notre vicaire. Tant de gens tiennent leur drapeau dans leur poche, bouchonné comme un mouchoir, que ceux qui le montrent sont naturellement sujets à caution; l'heure est proche où la sagesse des nations éditera le résumé défi- nitif des prudences humaines ainsi formulé : «■ Défiez- vous de la franchise. »
Le vicaire me fit comprendre par un signe qu'il m'écou-
PIERRE BLOT 123
ait, et ma première parole n'était peut-être pas de nature ! calmer l'inquiétude que ma tournure avait fait naître.
— Monsieur l'abbé, lui dis-je, ne laissez personne ortir, je. vous prie. Il se peut que nous ayons besoin de [uelqu'un parmi les bonnes âmes qui sont ici.
— Pourquoi faire? )> me demanda-t-il. Je répondis :
— Pour une de ces œuvres charitables qui n'attendent as et qu'il faut accomplir coûte que coûte tout de suite.
A NANIERRE
Le futur Bonif, continua Jean, s'était tenu tranquil tant que l'orgue et les chants avaient rempli l'église; fut éveillé par le silence et se mit à crier comme j'ava psalmodié tout à l'heure, sans respect humain aucun. 1 Dieu sait qu'il avait de la voixl
— Ce n'est pas un baptême? me dit le vicaire, c enfant-là a au moins trois ans.
— Il y aura, lui répondis-je, baptême, enterremen, et encore autre chose, et si quelqu'un ici tient à la malr je vous serais obligé de le prévenir. i
Je fus interrompu par l'approdhe du curé, car no étions dans le bas côté de gauche, au tournant de l'absidi près de l'entrée latérale du chœur,
— Il s'agit de quelque accident, lui dit le vicaire, et monsieur (c'est lui qui chantait) désire qu'on prie fidèles de rester... peut-être pour une quête.
PIERRE BLOT 125
— Peut-être, dis-je, moi je n'ai que mes cent sous...; [lais parlez vite à vos paroissiens, car voilà les bonnes Deurs qui s'en vont, et s'il y a ici un médecin, quelqu'un e l'autorité et des membres de la conférence, priez qu'on ienne à la sacristie. C'est très grave et c'est très pressé.
Je fis signe à Madeleine qui me regardait, et je pris le »remier le chemin de la sacristie où le vicaire arriva en aême temps que moi. Je ne sais pas ce que fit M. le curé, nais au bout d'une minute, les bons chrétiens de Nan- erre commencèrent à arriver, et tout le monde deman- lait : (( Qu'est-ce donc? qu'y a-t-il.^ »
Les dames, je dois le dire devinaient à moitié, car ma )auvre Madeleine était trop vieille pour avoir un si petit ;nfant. Le bon curé m'invita à m'expliquer brièvement en ne faisant comprendre que chacun ici avait plus ou moins oesoin chez soi, et j'entendis le vicaire répondant à quel- îue demande de renseignement sur mon compte qui lisait : ' — Il a l'air d'un original; c'est lui qui chantait.
Ma foi, je racontai l'histoire de Pierre Blot, en grand, lepuis le commencement, en y mettant tout, même le Ole de Tartufe-politique, et je dois dire que Tartufe eut in succès assez vif.
Il n'y a pas d'endroit au monde oii ce Tartufe-là soit mieux connu que dans la campagne de Paris. Le vicaire, amnistiant ma basse-taille, vint me donner des poignées ie main, et le docteur voltairien, que son beau-frère, le membre de la conférence, était allé chercher au Café du Commerce, au Café de l'Industrie ou au Café des Voya- geurs, me dit bonnement :
— Vous êtes roide avec les libéraux, vousl L'idée de
ia6 PIERRE BLOT
décoiffer Tartufe de sa calotte pour lui mettre un feui^ mou est drôle, surtout dans une sacristie... Ailleurs ça prendrait pas si bien... Il faut que nous allions constat le décès de la femme avant la nuit, ehl beau-frère?
— Le petiot attend son baptême depuis trois ans, fil observer doucement Madeleine; et avec un papa comme le sien, c'est pire que s'il était à l'article de la mort. Le pluî pressé est d'en faire un dhrétien.
Le bon curé hésitait, car les règlements sont sévères. mais après ce que je lui avais dit de Pierre Blot, il ne pou- vait manquer d'admettre le cas d'extrême urgence. L'en- fant, à qui on avait donné du lait sucré avec du pain, m; criait plus. Il fut ondoyé séance tenante conditionnelle- ment, et non sans une certaine solennité, car les témoins ne manquaient pas.
Madeleine et moi, en promettant d'être ses parrain e marraine au baptême régulier, nous lui donnâmei d'avance ses noms : Boniface pour le saint du jour, Pierr( pour son père, et Jean à cause de moi : Madeleine le voulu ainsi.
Toutes les femmes présentes, religieuses, dames et pay sannes, se chargèrent en commun de le vêtir, et il lui fu promis pour le lendemain une garde-robe complète et qui ne parut pas le rendre plus fier.
J'avais décliné mon nom de famille au bon curé, lor de l'ondoiement, mais le libre docteur, qui était un pei sourd, ne l'avait pas entendu. Il se le fit répéter par soi beau-frère l'adjoint, et aussitôt il s'écria :
— Je le connais! Ah! elle est bien bonne, par exemple voilà une histoire!
PIERRE BLOT 127
Et marchant vers moi les deux mains tendues, il ajouta :
— J'ai lu vos romans, il y en a de roidesl et vos articles du temps où la religion ne vous étouffait pas, ehl... Il y avait diablement de l'esprit là dedans! Mais rien de saint Vincent de Paîil, dites donc? Tonnerre! iDepuis quand avez- vous cessé d'épousseter les soutanes sur le dos de ceux qui les portent, Monsieur le rédacteur du Figaro, et du Nain jaune et de la Revue de Paris?
Cela jeta un froid subit dans le courant des sympathies qui m'entouraient déjà, d'autant que cet impitoyable doc- teur me secouait la main avec la plus compromettante cordialité.
— Il y a des noms qui se ressemblent... voulut dire le bon curé.
Mais je l'interrompis tout net pour déclarer à haute voix :
— C'est bien moi, il ne s'agit pas d'un autre; j'ai été pendant des années et des années un détestable coquin!
— Pour ça ce n'est pas vrai! s'écria Madeleine.
— Je m'entends, fîs-je en secouant à mon tour et vi- goureusement la main du docteur, non pas un coquin à la façon de Mandrin, de Cartouche ou des citoyens tel et tel, mais un coquin par imprudence et par ignorance, un libre touche-à-tout comme l'estimable docteur qui me fait l'amitié de me rappeler mes coquineries. Ah! j'en ai gros sur la conscience! Et de toutes couleurs! Le docteur se trompe bien un petit peu; je n'ai jamais insulté les prê- tres, mais j'ai fait pis : je les ai protégés du haut de ma dhaire de Polichinelle, je les ai régentés, moi, Guignol, je leur ai prodigué ex cathedra mes conseils d'Arlequin;
128 PIERRE BLOT
je crois même que je les ai bénis, drapé que j'étais dans ma vaniteuse suffisance qui s'attribuait tout doucement l'infaillibilité du pape et l'autorité des conciles. Mes ro- mans enseignaient la charité aux apôtres, mes articles apprenaient la théologie aux docteurs et je disais à Jésus- Christ : <( Mon Dieu, vous n'êtes pas du tout un mauvais Dieu, mais vous devriez faire ceci et cela, et encore autre chose : ce serait mieux. Voyons! soyez raisonnable 1 Je m'intéresse à vous et je m'engage volontiers à faire quel- que chose pour vous, si vous voulez écourter votre immen- sité de façon à ce qu'elle tienne commodément dans ma cervelle. » Je ne disais pas cela textuellement et je ne le disais pas au Café des Voyageurs, ni au Café de VIndus- trie, ni au Café du Commerce de Nanterre, comme vous, docteur, mais je le radotais à Paris, dans des estaminets beaucoup plus sonores qui étaient mes livres et mes jour- naux. Et je gagnais de l'argent avec ces bourdes-là en y mêlant ce qui s'appelle des « idées » morales et politiques, telles que les cas de conscience d'Ernestine, les plaidoyers de Léon contre le gouvernement, les scrupules sociaux de Lacenaire, les excuses de Mme Barrabas, les intempéries de la duchesse de Follembouche et les bonnes intentions de cet éternel idiot, le prince Adolphe, acharné à rebâtir le monde sur un plan amendé par lui, c'est-à-dire par moi. Ce n'est pas fort toutes ces machines-là, mais ça fait du mal. J'avais des gens qui me lisaient, puisque vous m'avez lu, docteur. J'en avais qui m'admiraient, ma parole I Quelques-uns criaient derrière moi : « Ahl le bel esprit! aih! le grand cœur! » J'étais assez de leur avis, seulement je les trouvais froids... Docteur, mon cher docteur, je parie que vous avez aussi vos flatteurs à l'estaminet du Commerce?
PIERRE BLOT I29
Il voulait retirer sa main, mais je la tenais ferme. Toute ma vigueur est dans mes poignets qui sont d'acier.
Je crois bien que mon auditoire ne devinait pas oîj j'en voulais venir, mais on voyait le docteur dans l'embarras, et l'adjoint, son beau-frère, donna le signal de la gaieté.
Un petit abbé en herbe, le neveu du curé, qui venait justement d'entrer, révéla en ce moment l'envers de ma gloire de romancier en s' écriant :
— C'est le fameux M. X..., qui prêche maintenant les ouvriers à Saint-Sulpice!
— Vraiment! fit l'adjoint en s'adressant à moi, que ne le disiez-vous, confrère! On parle assez souvent de vous à nos réunions, et nous avons dit le Sub tuum que vous demandiez pour être débarrassé du péché d'orgueil.
— Merci, répondis-je, redoublez, je vous en prie, mon orgueil tient dur. Mais je ne vous lâche pas, docteur, c'est vous qui m'avez tendu la main le premier ici...
— Il va le manger! dit le petit abbé.
— Vous êtes, continuai-je, au Café du, Commerce, ce que j'étais dans le public un peu plus large qui s'amusait de ma pauvre littérature. Vous valez mieux que moi, parce que vous faites moins de mal que moi, ne parlant pas tout à fait si haut que moi, mais vous et moi, et tous les hommes, hélas! nous sommes des ballons soufflés d'orgueil...
— Comme c'est ça! dit l'adjoint. Ah! beau-frère, beau- frère! L'orgueil! Un ballon! Ça y est!
— Monsieur l'adjoint, m'écriai-je, j'ai dit « tous les hommes», aussi bien ceux de la conférence que ceux de l'estaminet.
— Je l'entends ainsi, confrère, répliqua l'adjoint très
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bonnement, et nous ne vous marchanderons pas un autre Sub tuum, à l'occasion.
Je ne sais pas comment sont faits à présent les adjoints de Nanterre, mais je te donne celui-ci pour un des esprits les plus doux et les plus fins que j'aie rencontrés sur ma route. Son mot amena un sourire sur les lèvres de ceux qui le comprirent : ils n'étaient pas en majorité.
— Ah çà, me dit le docteur, sans mauvaise humeur aucune, est-ce que vous allez me laisser tranquille à la fin, vous? D'abord, il n'y a pas de Café du Commerce, ici : je vais tout uniment à la brasserie.
— Bravo I j'aurais dû deviner la brasserie 1 eh bienl je voulais vous dire comme à un vieil ami, puisque nous sommes de vieux amis, Vous et moi, de par mes fredaines imprimées : que vous avez, vous, providence des malades, un métier de saint, tandis que moi, écrivassier, j'avais un métier de gueux; que vous êtes au-dessus de moi par vos études, par le bien que vous avez fait, par votre cœur qui éclate dans vos yeux, par tout ce qui m'attire vers vous, digne homme, et que, puisque j'ai renoncé, pour avoir la paix de la terre, avant le bonheur du ciel, à des milliers d'amis comme vous, mes lecteurs d'autrefois, mes biens-aimés lecteurs, vous pourriez bien, dans un but pareil, brûler la politesse à la demi-douzaine de libres chopeurs qui vous applaudissent à la brasserie... Voulez- vous me donner à dîner, ce soir? j'accepte.
Je lui lâchai la main et, sans attendre sa réponse, je pris ma voix d'orateur pour faire un sermon de trois mi- nutes 011 j'établis que mon rôle étant à peu près achevé, celui des chrétiens de Nanterre commençait à l'égard de la femme décédée, de son enfant et même de son mari.
PIERRE BLOT l3l
Dans toute la force du terme, je prêchais des convertis.
Quand nous prîmes la route de la cabane de berger en ruine où la pauvre Adèle avait cessé de souffrir, nous étions une vingtaine, c'est-à-dire tous les hommes qui avaient assisté au Salut, et la moitié des femmes, plus quelques passants, et notre procession s'allongea encore en chemin.
Bonif fut laissé à la garde de la femme du bedeau. Je me souviens qu'en escaladant le Mont-Valérien, M. le curé portait une chemise à la main et l'adjoint un pan- talon. Le docteur avait une casquette sous son bras. C'était la toilette de Pierre Blot, dont j'avais fait le portrait en costume romain. Un des ricihes paysans, membre de la petite conférence, s'occupait déjà de lui trouver de l'ou- vrage, et si j'avais voulu « placer » Bonif, j'aurais eu dix maisons pour une; mais Madeleine tenait déjà au petiot.
Elle allait devant, avec une religieuse et deux bonnes dames à qui elle répétait notre aventure plus en détail et d'une façon bien autrement intéressante que je n'avais pu le faire. Elle n'était pas tendre pour Pierre Blot, mais elle faisait de la pauvre Adèle une martyre et presque une sainte.
Moi je marchais, bras dessus, bras dessous, avec le doc- teur, qui me suppliait de lui parler franchement et de lui avouer que je ne croyais pas un mot de toutes « ces farces ».
C'était absolument le même mot que Pierre Blot, re- marque bien cela, — quant à la religion.
En politique, au contraire, le docteur se contentait de la formule libérale la plus bonasse, et quand je lui dis que Pierre Blot, le communeux, était fils légitime de ses doc-
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trines à lui, docteur, simple libérâtre, ou plutôt de sa non-doctrine, arrangée en dogmes d'Yvetot, à l'usage des « bonnes gens » de Déranger, il se fâcha tout rouge, lui qui ne se fâchait jamais.
Je veux faire encore remarquer ceci : il abominait Pierre Blot avant même de l'avoir vu, comme de certains pères à la Jean-Jacques détestent l'enfant qu'ils ont déposé contre un mur et qu'on leur rapporte à l'improviste.
Pierre Blot n'a jamais eu de succès dans le libéralisme, qui met son honnêteté à le renier pompeusement. Il n'y a pour flatter Pierre Blot que Tartufe en mal d'élection, et il n'y a pour aimer Pierre Blot que nous autres catholi- ques, domptant la répugnance et domptés par la charité.
Les libéraux « sages » et braves garçons, et désinté- ressés comme le docteur, qui ne briguait rien (sinon la croix d'honneur en sourdine), ont purement et simple- ment horreur de Pierre Blot.
Quant à Tartufe-candidat, dès qu'il est élu, il prend Pierre Blot en grippe, comme tout débiteur insolvable garde rancune à son créancier dans la logique de l'ingra- titude humaine, — à moins que Tartufe-candidat ne soit aussi en même temps Tartufe-journaliste, auquel cas il continue de caresser Pierre Blot, tant que Pierre Blot lui apporte son sou.
Ahl Pierre Blot est bien près du ciel, car il n'a point de refuge sur la terre 1
Nous avions avec nous l'autorité, sous la forme du garde champêtre, coreligionnaire du docteur, mais moins lettré; je me souviens qu'il y eut une longue discussion au sujet de la levée du corps. Tout ce qui était compétent dans notre caravane admettait la distinction suivante dont
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j'entendais parler pour la première fois : « Si le suicidé est dans une maison, disaient-ils, on doit attendre la cons- tatation judiciaire; mais si la dépouille mortelle se trouve dans un lieu non clos, on peut la transporter pour la met- tre à couvert. »
Ici la loge de berger abandonnée avait bien une manière de toit, mais elle n'avait pas de porte, ce qui au point de vue de la jurisprudence de Nanterre, aurait rendu le cas épineux si le docteur, après examen, n'eût constaté léga- lement qu'il n'y avait point de suicide, Adèle ayant suc- combé à une congestion pulmonaire.
Avant tout, j'étais entré seul dans la cabane pour pro- céder à la toilette de Pierre. Je le retrouvai à la place même où je l'avais laissé, accroupi par terre auprès du sac où était le corps d'Adèle; il fit d'abord quelque diffi- culté pour se laisser vêtir, flairant, comme il me l'avoua, la provenance calotine de toute la défroque apportée par moi; mais les scrupules de Pierre Blot, sincères ou non, ne sont jamais bien profonds et s'évanouissent dès qu'un regard jeté à la ronde l'assure qu'il n'y a là aucun frère et ami pour lui reprocher sa faiblesse : il fut, du reste, d'une loyauté parfaite, car il me dit en passant la chemise:
— Vous savez, ça ne m'engage à rien. C'est pour pou- voir aller derrière Adèle, tout seul de mon bord, et non pas en rang avec vous autres.
Il sortit quand le curé entra, et se retira sans forfanterie derrière la loge. Le curé bénit le corps et récita les prières, répondues par ceux qui avaient pu entrer et par ceux qui restaient au dehors. Adèle fut placée sur un brancard et on la recouvrit d'un drap noir pour la porter chez la pieuse dame qui s'était chargée de l'ensevelir et de la met- tre dans son cercueil.
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Nous suivions tous en procession, pendant que quelques soldats, groupés çà et là au revers du Mont-Valérien, nous regardaient de loin avec étonnement.
Pierre avait trop présumé de ses pauvres jambes quand il avait parlé de suivre tout seul. Je le soutins d'abord de mon mieux, mais cela ne pouvait suffire longtemps, et l'adjoint vint à mon aide, de sorte que Pierre Blot se trouva soutenu et presque porté, pendant les trois quarts de la route, par deux cagots de Saint-Vincent de Paul.
Et je ne pouvais m'empêcher de songer que c'était là une figure bien frappante de l'œuvre modeste et grande qui porte le nom du plus ardent parmi les apôtres de la Charité, Sa joie la meilleure, à cette œuvre, n'est-elle pas de secourir ceux qui la haïssent et de protéger ceux qui la calomnient? Et n'est-ce pas là précisément la source des défiances qui l'entourent depuis sa naissance et qui ne mourront jamais? Comment ceux qui se font une religion de la vengeance croiraient-ils à ceux qui n'ont d'autre culte que le pardon?
Et le mot pardon ne vaut rien. C'est amour qu'il faut dire : le vrai chrétien doit aimer son ennemi : c'est la loi stricte, en dehors de laquelle il n'y a ni sainteté ni salut.
Ohl que nous sommes loin dans nos premiers mouve- ments de cet héroïsme nécessaire! Mais quand nous en approdhons par l'effort de notre volonté, fortifiée et trempée dans la grâce, quand, à force d'aimer Dieu par dessus toutes choses, nous arrivons à aimer l'homme, notre frère ennemi, juste autant que nous-même, quel pur sanctuaire que notre cœur et quel radieux tabernacle 1
Il faut être juste et ne point se révolter contre ce qui est 'la nature même des choses : les œuvres catholiques
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excitent la défiance, et il n'en peut être autrement, parce qu'elles tiennent du miracle; elles ont presque toutes une histoire qui sort du vraisemblable et gêne la raison.
Elles naissent de rien en apparence : du grain de sénevé, le plus petit des grains, et sortent de son imperceptible germe. Au lieu de commencer avec fracas au bruit des prospectus menteurs qui sonnent la fanfare des écus, elles se glissent hors de terre en quelque coin ignoré, toutes pauvres et si faibles! On marche dessus sans les voir...
Ce sont les semis du Dieu humble.
La sagesse humaine a vraiment motif de se fâciher contre ces (( entreprises » follement conçues, qui débutent sans capital, ayant beaucoup à donner, n'eyant rien à recevoir et qui grandissent proportionnellement à leurs pertes, pendant que tant de sociétés commerciales meurent dans leur propre opulence et secouent le monde des affaires en s'abîmant sous les avantages combinés de leur loyauté, de leur habileté, de leur prospérité!
N'y a-t-il pas ici maléfice ou escamotage? Et Tartufe- industriel, au lendemain ou à la veille de sa faillite, n'est-il pas excusable de maugréer contre ces sorcelleries?
Ce n'est pas seulement le pauvre Pierre Blot qui a une dent contre Saint-Vincent de Paul et ses enfants, c'est toi, aujourd'hui; c'était moi hier; ce sont les esprits sérieux et les esprits frivoles; ceux qui savent faire les additions et ceux qui savent défaire les additions, les honnêtes, les adroits, les rusés, les francs, tout le monde : y compris les gouvernements.
Il est naturel, en effet, de ne pas croire aux miracles.
Quand on ne croit pas, il est naturel de nier; j'allais
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presque dire de calomnier. Il faut la foi pour voir au- dessus de la nature.
Je me souviens d'avoir dit en ma vie que la dévotion à Notre-Dame de Lourdes était une imposture et par con- séquent une impiété.
Je me suis moqué du Sacré-Cœur de Jésus I Je m'en souviens, si le Cœur de Jésus l'a oublié.
Ahl ce n'est pas moi qui m'arrogerai jamais le droit d'être sévère à l'endroit des scrupules de la raison, cette courte haleine de l'âme I J'ai pitié des infirmes du fond de mon infirmité, et puisque nous en sommes à cette chose si insuffisamment titrée : les « conférences » de Saint-Vincent de Paul, je conviens volontiers que tout esprit « pratique » doit soupçonner un dessous de cartes en écoutant pareil conte de ma mère l'oie. Je te fais juge.
C'était dans les années qui suivirent la révolution de i85o, c'est-à-dire à cette époque choisie où l'indifférence religieuse atteignit en France son summum. Paris bon enfant ne détestait pas Dieu comme aujourd'hui, oii Dieu l'exaspère à cause de la foule énorme qui déborde des églises; Paris, dans toute la force du terme, ne savait plus qu'il y avait un Dieu, et l'abbé Desgenettes, le saint curé de Notre-iDame-des-Victoires, dont je parlais dans notre dernier épisode, m'a dit bien souvent les larmes aux yeux : « Pendant plusieurs dimanches de suite, en carême, nous chantâmes vêpres pour les frères de la doc- trine chrétienne, les sœurs de la charité et trois dames... »
Et une fois, cela m'a été rapporté, le même abbé Des- genettes, fondateur de l'Archiconfrérie, se trouva seul dans son église avec une pauvresse dont l'enfant criait.
Quand la pauvresse eut reçu l'aumône, elle voulait se
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retirer par respect, à cause de l'enfant qu'elle ne pouvait faire taire, mais le maliheureux saint homme lui dit : « Restez, ma fille, et laissez pleurer le petit, pour que Dieu entende au moins quelqu'un icil »
Tu peux aller non plus le dimanche, non pas à vêpres, mais n'importe quel jour, à n'importe quelle heure, visiter Notre-Dame-des-Victoires, et tu verras si, main- tenant, on a besoin de retenir dans les églises les petits enfants qui crient pour que Dieu y entende quelqu'un I
Un soir, en je ne sais laquelle de ces années célèbres pour leur prospérité matérielle qui précédèrent la chute du trône de Juillet, une demi-douzaine de jeunes gens se réunirent dans une chambre d'étudiant, au quartier des écoles. Il y avait alors beaucoup de conspirateurs, mais ces jeunes gens n'étaient pas des conspiraleurs. Bien au contraire, le but de leur réunion était Je fuir l'odeur fétide de la politique qui empoisonnait déjà les parlotes du quartier latin, et ils se mirent à causer de leurs études, de leurs affaires, de la difficulté surtout qu'il y avait à rester pur dans le milieu oii ils vivaient.
Ce fut, dans sa pauvre simplicité, une solennelle fête aux yeux de Dieu, que ce premier colloque entre les repré- sentants non autorisés de la jeunesse chrétienne. L'idée religieuse y prit bientôt le pas sur toutes les autres, et l'admirable mot qui est la base même de l'institution des conférences y fut, dit-on, prononcé :
— L'aumône est un bouclier, dit un de ces jeunes gens : mettons notre chasteté sous la sauvegarde de notre charité.
Et cela fut ainsi fait. Le but de ces échappés de collège n'était pas rembourré de bien subtiles notions philosophi-
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ques : ils voulaient faire leur salut en une ville où faire son salut est particulièrement difficile.
Et ils le disaient.
C'était à peu près tout.
Mais il se trouve qu'on ne peut faire son salut sans pro- duire autour de soi le bien sous toutes les formes; par la parole, par l'exemple, par la prière; de telle sorte qu'en faisant leur salut, ces enfants produisirent le bien, dans la mesure très minime, il est vrai, de leurs ressources, qui étaient bornées, et de leur crédit qui était presque nul.
— As-tu compris? Ils ne faisaient pas le bien seulement pour ceux à qui ils faisaient du bien, mais aussi pour se garder eux-mêmes en Jésus-Christ.
C'est de l'égoïsme, diras-tu?
Que Dieu te comble d'un égoïsme pareil 1 II s'appelle l'amoui divin, et c'est ce qu'il y a de plus grand sur la terre : la puissante passion de la créature pour son père qui est au ciel.
Grâce à cet égoïsme, traduit en abnégation, au bout d'un mois, les six étaient douze et une chambre plus vaste fut cherchée; au bout de l'an, les douze étaient deux cents, et il fallut plusieurs chambres; au bout de dix ans... Ah! je ne sais pas combien nous sommes maintenant; car les enfants ont ouvert les portes de leur fraternité aux vieil- lards pour que ceux-ci, ravivés par la jeune vertu, puissent mettre la main aussi à l'œuvre de cet égoïsme tout rayonnant de sacrifice I
Et Paris a cent conférences; et il y en a plusieurs dans chaque grande ville, une au moins dans chaque petite et dans chaque bourgade. Et les pauvres reçoivent du pain, des habits pour plusieurs millions, et des consolations
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pour une somme que nulle banque ne saurait chiffrer en milliards...
Il est bien évident que, dans la vraisemblance, des étu- diants n'ont pas pu fonder cela, ce n'est pas œuvre d'étu- diant. Les étudiants doivent étudier ou danser, au cours ou dtiez Bullier, et non pas moisir dans ces noirs repaires 011 l'on (( fait son salut » comme si nous étions encore au moyen âge!
C'est vilain, c'est offensant pour l'esprit, c'est répu- gnant pour l'œil, cela dépare une époque de lumière où tous les gens qui tiennent à leurs sous font le procès de l'aumône! Il ne se doit pas que des choses si monstrueuses existent au dix-neuvième siècle de Pierre Blot! Aux armes, citoyens! Il y a quelque chose là-dessous! La patrie est en danger à Yyetot!
Aussi un gouvernement se rencontra une fois, ou plutôt un ministre qui avait l'humeur mauvaise par suite de contrariétés domestiques, et qui portait la pipe de Maza- gran dans sa poche de duc fabriqué. Ce ministre, malade et malheureux, n'était pas Tartufe, mais il avait une peur terrible du citoyen Tartufe, qui sortait de son trou juste- ment à cette époque là, et commençait à grogner la Mar- seillaise.
Pour se concilier les bonnes grâces du citoyen Tartufe, ce ministre consentit à empoigner saint Vincent de Paul au collet et à le fouiller, non sans quelque brutalité
Le citoyen Tartufe lui en fut très reconnaissant, et regorgea à la première occasion, avec son gouverne- ment, sous une lanterne.
C'est ce qui est arrivé, ce qui arrive et ce qui arrivera à tout gouvernement assez innocemment trembleur pour
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ouvrir au citoyen Tartufe la petite porte honteuse don- nant sur les derrières de la politique.
Mais que trouvèrent-ils, ce gouvernement et ce ministre, dans les poches violées de saint Vincent de Paul? Ils cherchèrent bien, tu peux le croire, ils avaient une envie enfantine de contenter la tartuferie libérale, qui allait leur rendre le service de les poignarder dans le dos. L'histoire constate pourtant qu'ils ne trouvèrent rien, absolument rien dans les goussets de la charité.
Dieu y était, mais ils ne le virent pas.
S'il avait mieux regardé, cet infortuné gouvernement, que l'ineffable lâcheté de Tartufe, insulteur de tombeaux et de femmes, finira bien par ressusciter quelque jour, il aurait entrevu peut-être, lui qui avait tout à espérer du bien, tout à redouter du mal, la première germination de ces œuvres, issues de saint Vincent de Paul, qui seront dans l'avenir la gloire de notre patrie, quand Dieu voudra que notre patrie s'éveille enfin plus glorieuse de la léthargie de son malheur.
Il aurait vu, pour n'en citer qu'une seule, l'œuvre des patronages, mine de sarcasmes pour Tartufe-économiste; l'œuvre des sauvetages, plutôt, la grande œuvre encore au berceau qui a pour but de relever l'enfant ouvrier. Je ne saurais pas te déduire cela comme il faut; je pèche encore par ignorance, et malgré mon âge et malgré mes sermons aussi, je ne suis qu'un conscrit parmi les soldats de Dieu, mais j'ai besoin d'exprimer bien ou mal mon admiration pour ces choses dont l'étude va être le dernier labeur de ma vie.
Je ne me plains pas trop d'être un vieux novice; cela me laisse tous mes enthousiasmes de néophyte, et il y a des
PIERRE BLOT I^I
moments où je suis comme le bon la Fontaine, quand il découvrit à l'improviste que le prophète Baruch n'était pas moins fort que son ami Boileau Despréaux, surnommé l'Horace français par ceux qui n'aiment pas beaucoup et surtout ne fréquentent pas très intimement l'Horace latin. J'ai besoin de m'écrier à la vue des choses de la religion, entends-tu, il faut absolument que je m'écrie : « C'est beau, c'est bon! c'est merveilleusement bon et beau! »
Je vais donc te dire, comme je pourrai, ce que fait l'œu- vre des patronages : ce dont je me souviens, du moins, et ce qui m'a frappé.
Elle prend l'enfant de l'ouvrier au sortir de l'école, c'est-à-dire au moment précis oii Tartufe-empoisonneur va faire de lui un Pierre Blot.